« Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins«
Charles Baudelaire
Bip…bip…bip…biiip…biiippp !
Emmitouflé dans mon duvet, le réveil m’agace, je peine à ouvrir les yeux et à m’éclaircir les idées. Il faut dire aussi que la journée de la veille a été éprouvante. Avec Max, nous avons escaladé les 500 mètres de la face Nord de la Cima Grande, puis pris dans le brouillard, la voie de descente s’était faite capricieuse pour finalement rejoindre notre bivouac à la frontale. Je tire le zip de la tente et passe une tête ébouriffée à travers l’ouverture. Je prends aussitôt une rafale de vent humide et constate que le ciel matinal est rempli de nuages. Je me tords le cou pour jeter un coup d’oeil sur la face sud de la Cima Grande que je vois saupoudrée d’une pellicule blanche sur le tiers supérieur. Il a neigé dans la nuit à partir de 2700 mètres.
J’avais un beau projet pour la matinée, remonter au sommet par la voie normale et sauter du côté de la face Nord en Base-jump. Sur le moment, je me dis que ce ne sera pas pour aujourd’hui, que je vais devoir reporter cette belle idée à un autre jour. Je me glisse à nouveau dans mon duvet, non sans susciter quelques grognements de la part de Max, et retrouvant mon cocon de chaleur avec satisfaction, je me rendors pour deux heures supplémentaires.
Lorsque je me lève de nouveau, surprise, le vent est tombé et les nuages sont descendus dans le fond des vallées. Il est 8h du matin, tout mon matériel a été préparé la veille, l’envie et la motivation reviennent en bloc et je décide d’y aller ! J’embarque un gros sac à dos contenant mon parachute, une corde de 50 mètres, avec baudrier et descendeur, au cas où je ne puisse pas sauter et qu’il faille redescendre en rappel.
Je passe devant le refuge Auronzo et d’un pas rapide, en avalant quelques biscuits et quelques fruits. Je remonte le long pierrier vers la droite de la face sud de la Cima Grande. Dans la montée, je double une cordée composée d’un guide et de ses clients. J’aurais peut-être dû les laisser passer devant pour être sûr de trouver l’endroit exact pour l’attaque de la voie. Mais je ne souhaite pas être ralenti ou risquer de prendre des pierres envoyées par inadvertance. Sans attendre, je commence l’escalade en suivant les indications du topo. La voie part dans un système de goulets à droite de la face sud et revient vers le centre jusque sur la vire sommitale que nous avions bien visitée la veille, égarés dans le brouillard. Ce n’est pas très dur mais il est facile de se tromper et de s’écarter un peu de l’itinéraire le plus facile. C’est le problème des voies très fréquentées, beaucoup de traces sont laissées par des alpinistes et cela crée rapidement des confusions.
Je suis en solo, c’est-à-dire sans moyen d’assurrage, à effectuer des mouvements de 3 sur l’échelle de cotation d’escalade. Quand cela devient du 4, c’est que je me suis trompé et je fais demi-tour pour trouver un itinéraire plus facile. Avec un sac à dos de 7 à 8 kg, ma marge en escalade libre est réduite et j’ai moins le droit à l’erreur, ma concentration est au summum. J’avance avec régularité, heureux dans le mouvement, dans l’élévation. Loin en contrebas, s’étalent des mers de nuages de part et d’autre des vallées encaissées autour des villages de Misurina et Auronzo. Au bout d’un moment je retrouve l’itinéraire que nous avions emprunté avec Max lors de notre descente la veille. Je suis dorénavant en terrain connu, je sais à peu près où j’en suis, je ne navigue plus à vue dans l’océan de calcaire. C’est à ce moment-là que commencent les parties enneigées.
Les mers de nuages pendant l’ascension
Ce soleil automnal tarde à réchauffer les hauts sommets des Dolomites. Il fait froid et mes doigts s’engourdissent, je décide de grimper avec des gants. Si je perds mes sensations avec le bout des doigts, ils restent au chaud lorsque je nettoie les prises recouvertes de neige pour y poser les mains et les pieds. Sur de nombreux aspects, je réalise que j’effectue là une première par rapport à mon expérience globale. Une voie normale aussi longue de 500 mètres d’escalade… Dans un niveau de difficulté similaire, la seule expérience semblable était avec Max lors de l’ascension de la face nord de l’Olan et ses 600 mètres de socle. J’étais alors avec un compagnon, l’itinéraire se décidait à deux et la présence de l’autre était rassurante. Là je suis seul face à mes décisions. Je n’entends ni ne vois plus du tout la cordée du guide et de ses clients que j’avais doublée dans l’approche.
Au bout de deux heures, je rejoins la vire sur laquelle nous nous étions perdus hier dans la brume. Cette fois la vue est dégagée, il est 10h du matin c’est splendide. Je rattrape alors une deuxième cordée composée à nouveau d’un guide, d’un père et de son fils. Le vieux guide s’appelle Gilbert, très sympa. Par l’allure et la forme particulière de mon sac, il m’identifie immédiatement comme un base-jumper. Et c’est à quatre que nous atteignons le sommet de Cima Grande. 2999 mètres…Il ne manque pas grande chose à cette splendide montagne pour passer la barre des 3000 !
Au sommet de la Cima Grande
À la croix sommitale, nous nous prêtons au jeu des photos et continuons à discuter. Dans le cadre de ses fonctions de guide, Gilbert a régulièrement accompagné des base-jumpers dans cette ascension et connaît avec précision les exits potentiels de la face. En 1992, Erich Beaud, le pionnier européen du base-jump a sauté le premier depuis cette montagne en descendant en rappel sur une vire 30 mètres en contrebas du sommet. Le topo de paralpinisme indique également que le saut est possible depuis la croix, mais qu’il est plus encaissé et moins esthétique au départ. Cette description m’inspire moins. Gilbert m’assure alors que tous les client-sautants qu’il a amenés ne partent ni du premier, ni du second exit, mais d’un autre endroit à mi-chemin entre les deux et accessible sans effectuer de rappel. J’hésite à faire confiance à un non-sautant, mais l’accès est facile et je décide d’y jeter un oeil. Une petite désescalade me permet d’atteindre une belle plateforme qui domine des dalles grises légèrement positives. Je peux y faire quelques pas pour prendre de l’élan. Imprégné du profil de la montagne grâce aux repérages de la veille, je sais qu’en dessous de ces dalles ce sont les dévers énormes de la face nord. Il n’y a qu’à passer la zone grise légèrement positive avec l’impulsion pour se retrouver à plusieurs dizaines de mètres de la paroi. Ça me plaît, et je valide l’idée de Gilbert. Un truc étrange m’interpelle dans le mur sous l’exit. Il y a comme un sac à dos accroché à un point et figé par le gel. Il ressemble à un crâne de bovidé blanchi par les éléments. Je ne m’arrête pas sur ce détail et commence à m’équiper.
L’exit
Après avoir vérifié mes aiguilles d’extraction et la bonne mise en place de mon extracteur dans la poche arrière du sac, je mets mon parachute sur le dos. Je serre ensuite avec application mes sangles de poitrine, de cuissardes et pour finir, j’ajuste mon casque autour de la tête. Pas de GoPro, c’est lourd, ça peut déconcentrer et de toute manière, je n’avais pas de quoi la recharger pendant ce roadtrip en tente et en Citroën C3. Je lance la corde dans le vide qui fait une chute 600 mètres et arrive au pied de la face. Sur le moment, je ne la vois pas j’espère qu’elle ne s’est pas accrochée sur quelques éperons rocheux.
Je ne perds pas de temps car il y a un peu de vent venant du nord. J’aurais préféré avoir du sud, ou même mieux, zéro vent. Pour un saut de falaise avoir du vent de face, ce n’est jamais bon en cas d’incident, une rafale pourrait me rabattre sur le mur sans me laisser le temps de corriger une ouverture possiblement mal orientée. Je regrette alors de ne pas pouvoir appeler Max, afin d’avoir un avis sur le vent au niveau de la zone d’atterrissage. D’après ce que nous avons convenu, il est en bas pour assister au saut mais il n’a plus de téléphone ! Il l’a perdu la veille, lorsque nous cherchions les rappels de descente. En fait, je ne le savais pas mais il l’avait déjà retrouvé, entier mais sacrément endommagé après ces 500 mètres de chute libre. Je me retourne et salue de la main mes trois amis du sommet qui m’observent dans les préparatifs, l’air légèrement anxieux, à une dizaine de mètres de distance.
Je respire calmement et profondément maintenant seul face à mon exit, sur cette plateforme parfaite. Je me concentre et me pose une nouvelle fois la série de questions : est-ce que j’ai vraiment envie de faire ce saut ? Est ce qu’il en vaut la peine ? Est-ce que les conditions au départ et à l’arrivée sont réunies ? Est-ce que je suis en forme ? Ai-je un doute sur mon matériel ? Les voyants tendent tous vers le vert sauf en ce qui me concerne ce léger vent de face. Mais compte tenu de la face extrêmement déversante et de la hauteur du saut, je suis sûr que j’aurai le temps de rectifier mon axe de vol en cas de mauvaise orientation. Je ferme les yeux, je visualise ma prise d’élan, mon impulsion, ma stabilité en l’air, le sol qui se rapproche, je cherche mon extracteur avec ma main droite, je tire, aïe un 180 twisté à l’ouverture, je corrige en tirant l’élévateur arrière, je retrouve mon axe de vol et je vais poser. Fin de la visualisation. Je répète deux ou trois fois cet exercice. Au loin les Dolomites sont somptueuses, il y a tellement de sommets abruptes dont j’ignore les noms. Je choisis un point sur l’horizon que j’accrocherai du regard pour me permettre de faire la meilleure impulsion possible. Je vais le garder en visu pendant la première seconde du saut. Cela me permettra de faire un départ bien à plat et puis je vais tout doucement rentrer la tête, plaqué mon menton contre mon buste et ne regarder plus que le sol en ramenant lentement mes bras derrière afin de prendre une position de planche et m’éloigner de la falaise.
Dernières minutes, dernières respirations avant le saut. Totalement concentré sur le moment présent, tout me semble parfait. L’esprit garde le contrôle, parvient à maîtriser les palpitations du cœur et le flageolement des jambes. J’ai une pleine conscience de l’instant, de mes sensations face au vide. Pas de pensées parasites, plus rien d’autre n’existe.
Ça y est je suis prêt, et comme un mantra, j’énonce distinctement : « 3,2,1 et… Base ! »
Je m’élance, pied droit, pied gauche, pied droit, je pousse, je donne tout ce que je peux dans cette impulsion, et ça y est je suis dans le vide ! Prise de vitesse, je baisse les yeux et je vois que je passe largement les dalles grises, tout s’accélère, le vent vrombit dans mes oreilles à travers mon casque. Wouuuuf, tout d’un coup, je me retrouve dans le vide, j’ai passé les dalles et je suis au niveau des dévers, la vitesse continue d’augmenter. La veille, j’avais les fesses dans le vide accroché sur des relais parmi les plus aériens de ma vie de grimpeur, je sais que la falaise n’est plus un danger dans ce saut. Je suis une simple poussière d’étoile soumise à la gravité.
Le sol est encore loin, je trace dans l’air en vitesse terminale et j’avance sur le talus, dément ! Le plaisir est à son apogée ! Je fais durer le saut encore une ou deux secondes puis je saisis mon extracteur, et d’un geste ferme je l’envoie le plus loin possible de mon flanc droit. Vflaaaaaaac ! Ma voile s’ouvre, parfaitement dans l’axe. Les mains jaillissent sur les commandes et je commence à piloter pour préparer l’atterrissage. Le saut n’est pas encore fini, il faut rester concentré, mais heureusement l’air est stable. Petite tâche verte au milieu d’un chaos de bloc gris, je repère ma corde en plein milieu du pierrier. Impeccable. En quelques virages je me pose à côté de cette dernière en travers de la pente de rochers. Ce n’était pas la meilleure idée car quelques pierres instables et saillantes roulent sur le tissu fragile de mon parachute. Peut-être aurais-je mieux fait de viser les clairières plus bas. Mais bon, tout va bien, rien de cassé, quel saut magnifique !
Max prend la pose face aux Tre Cime di Lavaredo. De la gauche vers la droite : la Cima Piccola, la Cima Grande et la Cima Ovest.
Je ne fais pas du base-jump uniquement pour une poignée de secondes mais bien pour toute une matinée comme celle-là. Pour escalader l’un des plus beaux sommets des Alpes, pour vibrer avec intensité dans chacun des moments précédant le saut et bien sûr pour la jouissance pure d’une chute libre. Mais si ce moment est aussi beau c’est parce que je l’ai rêvé, j’ai projeté mon imaginaire sur cet exit et la montagne associée longtemps auparavant. Tout prend alors un autre sens, une forme spirituelle qui donne de la profondeur à la performance sportive. Le fait d’avoir escaladé la face nord le jour d’avant permet aussi de s’imprégner des lieux, de s’immerger pleinement dans l’environnement et accroître ainsi l’intensité des moments vécus.
Retrouver Max après le saut et partager avec lui mon plaisir et mon excitation est source d’un bonheur fraternel. Avec les déboires de mon départ matinal, nous arrivons en retard en fin de matinée à notre rendez-vous avec Sofia. Rencontrée il y a quelques jours sur les tours de Sella, elle nous attend pour une voie d’escalade sur la Cima Piccola. Plus petite pointe des Tre Cime di Lavaredo, elle a été le théâtre du tout premier saut de falaise dans les années 60 par un certain Erich Felbermeyer. Allons donc nous imprégner de celle-ci en l’escaladant par le fameux Spigolo giallo, allons nourrir notre imaginaire et nous verrons bien quels projets futurs en sortiront!