Initialement intitulé Bat’karé en Roue et en Cordée, ce texte vous présente les aventures verticales et cyclistes de deux amis autour de la Mer Adriatique.
Réalisation de la couverture : Julien Moreau
Liste des secteurs et des grandes voies visités en fin d’article avec la vidéo du voyage !
[Km 0] Aéroport de Nantes, 9 septembre 2018
Cela ne fait pas moins de 10 mois que nous avons évoqué ensemble pour la première fois avec Clem l’idée de faire un grand projet d’aventure en réunissant plusieurs de nos passions : le voyage, l’escalade, le vélo et la slackline.
Pour commencer, Bat’karé signifie en créole réunionnais se balader, vadrouiller. L’objectif de notre projet d’aventure est de traverser l’Italie, la Croatie, le Monténégro, l’Albanie et la Grèce à vélo afin de grimper et slacker sur des sites d’escalade connus ou méconnus. L’idée est de se confronter physiquement à la géographie comme le dit si bien Stéphanie Bodet. Nous orienterons nos projets au maximum vers les grandes voies et les itinéraires d’ampleur dans des lieux tel que Paklenica, Omis ou encore les Météores. Attachés à la polyvalence et la transversalité des activités de montagne, nous désirons également ouvrir ou répéter des waterlines et des highlines sur ces falaises mythiques.
Dans la logique des valeurs véhiculées par ces activités : respect de la nature, rencontre, partage, nous relierons nos étapes à vélo. Objectif : montrer qu’il est possible de voyager sans moyen motorisé avec le matériel technique. Nous pédalerons environ 3000km avec un poids total estimé à 35kg par personne (hors eau et nourriture).
Le vélo de Max s’appelle Livingston, nom inspiré du goéland qui dépasse sa condition pour devenir un aviateur…Puisse-t-il faire vivre le rocher sous nos doigts de grimpeurs ! Pour l’anecdote, Max a redécouvert cette courte histoire juste avant de faire l’acquisition de son vélo en suivant les conseils de lecture de Bernard, un base-jumper de 69 ans ayant commencé cette discipline extrême deux ans auparavant.
Joshua, le compagnon de longue date de Clem, qui l’a suivi pendant ses années d’étude, retapé à neuf pour le voyage et dont le nom est tiré du mythique navire qui a fait la légende de Moitessier… Voilà qui devrait nous porter chance pour affronter les vagues bitumesques et les aléas d’une route dont le chemin reste à tracer !
Pour préparer au mieux le matériel, et afin de ne rien oublier, nous le divisons en plusieurs catégories. Premièrement, le matériel d’escalade dans lequel nous avons tout le nécessaire pour faire des voies d’une ou plusieurs longueurs. Nous faisons le choix d’emporter une corde à simple de 80 mètres. Deuxièmement, le matériel de highline qui doit nous permettre de tendre une ligne de 50 mètres au maximum. Troisièmement, les outils de vélo, pour palier à des pannes éventuelles et s’adapter aux différentes conditions climatiques que nous allons rencontrer. Quatrièmement, les équipements de bivouac : nous faisons le choix d’une tente par personne afin de conserver une certaine intimité et un espace vital qui pourra s’avérer nécessaire à la survie de la team. La pharmacie de bord est plutôt succincte et légère, car nous ne serons jamais bien loin d’agglomérations en cas de souci. Puis les vêtements personnels, plutôt composés de textiles légers, séchant vite et de doudounes pour les soirées sous les étoiles. Et pour finir, carnets, livres, jeu de cartes et appareils électroniques (smartphones, appareil photo, enceinte portative et batteries externes). Nous arrivons à caser le tout dans les quatre sacoches fixées sur nos porte-bagages avant et arrière.
Au niveau du financement, nous avons eu la chance de remporter une bourse d’aventure de 1500 euros offerte par ZEOP une société de télécommunication réunionnaise, partenaire de l’association Au bout du rêve qui organise le festival du film d’aventure de la Réunion. Nous avons également eu des réductions intéressantes sur du matériel de Slack Inov’. Pour le reste, c’est de l’apport personnel, et nous prévoyons de dépenser environ 20 euros par jour et par personne.
Clem prend la pose le matin suivant notre premier bivouac. Son vélo, Joshua est à gauche, et Livingston, à droite de la photo.
[Km 217] Débuts désorganisés et découverte du voyage à vélo
L’aventure est bel et bien lancée. Et c’est tout ce qu’on pouvait attendre de nos deux premiers jours de voyage. Après s’être retrouvé à l’aéroport de Nantes, nous avons empaqueté nos vélos dans de grands cartons et laissé les bestiaux dans le circuit des bagages surdimensionnés. Au moment de rentrer dans les salles d’embarquement, Clem ne parvient plus à mettre la main sur son passeport, alors qu’il l’avait quelques minutes avant pour l’enregistrement ! Impossible de le retrouver, même après avoir vidé trois fois ses poches et son sac. Et c’est en faisant exactement le trajet et les gestes des cinq dernières minutes que nous le retrouvons… dans une poubelle ! Jeté par mégarde avec les papiers du sandwich acheté juste avant. Cela promet de belles marges de progression au niveau de l’organisation de nos affaires. Le stress redescend, nous rigolons de cette gaffe, et nous envolons illico pour Venise.
La nuit est tombée depuis quelques heures lorsque nous débarquons non loin de la cité des Doges. Nous remontons nos vélos, gonflons nos roues dans l’aéroport et roulons vingt kilomètres, de nuit, sur une route à quatre voies peu adaptée pour les cyclo-voyageurs. Les voitures de sport italiennes vrombissent à toute vitesse sur notre gauche. Heureusement qu’il est minuit car le trafic n’est pas très dense, et nous décidons de poser notre bivouac dans le premier champ convenable que nous trouvons au bord de la route. Le lendemain, des réglages inadaptés sur Livingston provoquent la première rencontre avec un italien avide d’aider des cyclistes et le premier café à base de grappa pour bien repartir.
Puis les bornes s’enchaînent, dans une lagune aussi plate que monotone. L’envie de grimper nous démange, alors nous traçons notre route. Nous nous perdons dans des stations balnéaires italiennes, cul de sacs exaspérants pour le voyageur à vélo qui recherche l’efficacité du kilomètre parcouru.
Le lendemain, nous roulons vite malgré de nouvelles galères, cette fois sur Joshua qui inaugure la première crevaison du voyage. Les pizzas de la veille nous donnent l’énergie nécessaire pour rejoindre la côte Adriatique du Nord, fini les lagunes, le paysage change et du rocher apparaît, alléluia. Mais il fait très chaud, plus de 30 degré à partir de 10h du matin. Alors nous nous réfugions au sein des terres et des forêts de la province de Trieste. Un retour à notre tribalité primaire dans la Grota Caterina qui nous héberge le soir-même. Enfin du rocher, de quoi fixer une slackline et de beaux projets pour les jours à suivre.
Max sur les lignes droites entre Venise et Trieste.
[Km 298] Premières escalades
De voyageurs horizontaux nous sommes devenus explorateurs de la verticalité. D’abord dans la Grota Caterina, sanctuaire de notre premier bivouac à Trieste, puis sur les falaises du village slovène d’Osp, et enfin, depuis hier non loin du village croate de Buzet, dans le joli Buzeti Kanjon. Nous sommes impressionnés et souvent intimidés par le rocher que nous trouvons face à nous. Pendant ces six jours de grimpe nous nous sommes mesurés à des voies de tous les styles : de grandes couennes (voies d’une longueur) verticales et parfois zébrées de fines fissures dans lesquelles il faut placer nos doigts avec précaution. Des voies ultra-déversantes dans des grottes sur des stalactites et colonnettes suintantes, d’un niveau que nous sommes encore loin de pouvoir enchaîner. Des grandes voies de plusieurs longueurs qui nous poussent dans nos limites mentales, nous gratifiant ensuite des plus beaux paysages. La complicité se créé entre nous deux, les manipulations se fluidifient et la confiance se noue, solide comme un double-huit avec nœud d’arrêt.
Après trois nuits en camping et le double de douches passées à Osp, nous avons soif de mouvement. Notre premier passage de frontière entre l’Italie et la Slovénie s’est déroulé comme si de rien n’était. C’est un peu moins le cas pour le passage entre la Slovénie et la Croatie : 500 mètres de dénivelés positifs sur 15 kilomètres nous mènent à un petit col ou les barbelés strient des collines verdoyantes. Une frontière au sein de l’UE… Contrôle des passeports obligatoire. Ensuite une longue descente nous amène directement à Buzet. C’est l’extase totale, Joshua met toutes voiles dehors tandis que Livingston fait le piqué de sa vie. Nouveau record de vitesse à 74km/h ! Nos lourdes sacoches, ennemies de nos montées, deviennent des alliées pour cette folle descente en Croatie !
Dans les devers monstrueux de la grotte d’Osp en Slovénie. De nombreuses dégaines restent à demeure. Cela gâche l’esthétique du lieu, mais nous permet de tester des voies bien au-delà de nos capacités.
[Km 423] Aventures Croates
Colonnettes, highline et projets à foison dans le canyon de Buzet ! On a tellement aimé l’endroit qu’on y est resté trois jours et deux nuits. Ce qui nous aura donné le temps de réaliser de belles performances sur du magnifique calcaire déversant dont les colonnettes définissent de longs itinéraires logiques. Les avant-bras se gonflent et deviennent douloureux, alors nous rivalisons d’ingéniosité pour coincer nos genoux et nos pieds afin d’enchaîner les longueurs.
Grimper est aussi l’occasion de faire de belles rencontres. Et c’est le cas au pied de cette face où se retrouvent de forts grimpeurs slovènes et italiens.
Le soir, à notre retour, nous constatons avec dépit qu’un van s’est installé exactement sur le petit emplacement où nous envisagions de poser notre campement. Notre irritation passe aussitôt que nous rencontrons les propriétaires du van : deux jolies allemandes en vadrouille, prompte à discuter. Etudiantes, elles profitent de quelques semaines de libre avant la reprise des cours pour voyager autour de l’Europe. Nous passons une soirée bien sympathique avec elles, tentant de les impressionner sans grand succès avec nos histoires de vélo et d’escalade. Après réflexion, peut-être avons-nous manqué d’entrain… mais nous ne réalisions pas que le combo vélo-grimpe-bivouac est probablement le type de voyage le moins propice aux rencontres destinées à mettre un peu de piment dans la vie de célibataires.
Le regard tourné vers les hauteurs du canyon nous gardons un œil attentif pour repérer d’éventuelles lignes à tendre. Une rupture dans la continuité de la falaise et quelques arbres qui ont l’air costauds attirent notre attention. Après un rapide repérage, nous nous lançons dans l’installation de la première highline du voyage, peut-être aussi la première de ce canyon ! Deux heures plus tard, Clem pose le pied sur 45 mètres de bonheur et de sensations. La nouvelle ligne de Slack Inov’, la Joker, est vraiment parfaite, douce sous le pied, avec un joli rebond. Notre corde d’escalade fait office de back-up et nous utilisons nos serviettes, sac à corde, jeans pour protéger nos sangles dyneema qui font office d’élingues. Au loin nous voyons la vieille ville fortifiée de Buzet, nichée au sommet d’une colline. Somptueux.
C’est donc motivés à bloc que nous reprenons nos destriers qui auront passé ces trois jours à roupiller bien cachés au fond de la forêt qui borde notre campement. L’étape suivante se situe 30 kilomètres plus loin, Vela Draga. C’est un site d’escalade historique qui est très spécifique car composé d’une multitude de tours de calcaire. Une vraie cité d’ivoire. La grimpe sur ces faces lisses est très technique et complément à l’opposé des jours précédents.
Nous gardons de l’énergie car un col nous attend, le dernier avant de quitter la péninsule de l’Istrie. 6 kilomètres de montée à 10% en moyenne, c’est dur. Nous suons à grosse gouttes, les vélos grincent sous le poids des sacoches, souffrant comme nos mollets de cette ascension. Joie et délivrance au sommet, à 922 mètres d’altitude. Inquiétude aussi car de plus longs cols nous attendent dans quelques semaines en Albanie…
C’est en trombe que nous déboulons dans Rijecka. Au programme de la soirée, coucher de soleil et baignade dans l’Adriatique ! Deux cents kilomètres salvateurs pour le repos de nos doigts nous séparent de notre prochaine destination d’escalade. Pour fêter la première baignade du voyage, nous achetons une bouteille de liqueur d’herbes dalmates. Confortablement installés dans une petite clairière recouverte de hautes herbes, nous faisons honneur au produit local, écoutons de la musique et discutons sans voir ni les heures passer, ni le niveau de la bouteille diminuer. Le résultat est évident : nous nous endormons bien éméchés. Au milieu de la nuit, alors que Max s’écarte du campement pour soulager une vessie trop remplie, il ne parvient plus à retrouver la clairière et se met à errer pendant une durée incertaine au milieu des bois. Clem finit par entendre ses appels et bien aimablement, sort de son duvet, se lève, retrouve le compagnon hagard et le recouche sur son matelas. La cordée qui reste unie dans toutes les situations !
Clem sur la première higline de notre voyage que nous baptiserons Unexpected German girls. Au loin, la belle ville de Buzet. Quelques randonneurs lèvent les yeux, intrigués par ces funambules.[Km 588] Réflexions sur la grande voie
La préparation d’une grande voie doit être réfléchie : connaître l’approche, préparer le matériel juste nécessaire afin de ne pas s’alourdir inutilement. Se renseigner sur les conditions météorologiques si l’on décide de partir dans un itinéraire d’ampleur. Parfois des brides d’informations provenant d’autres grimpeurs s’avèrent être de bons outils afin de débloquer une situation, mais à prendre avec des pincettes selon la source. Toujours savoir comment l’on descend et s’il est possible de rebrousser chemin en cas de pépin. Bref, la règle générale est d’anticiper au maximum.
Mais dans une grande voie réside l’esprit d’aventure. Toute une préparation peut se retrouver réduite à néant par la volonté d’exercer une liberté pure, un coup de folie ou se laisser porter par l’attraction d’une ligne différente comme c’est le cas ce matin-là, à l’approche de la plus grande et la plus belle paroi du parc national de Paklenica, Anica Kuk. Cette face nord, assoupie dans l’ombre matinale de la vallée est vraiment sublime. Nous la découvrons après 30 minutes de marche, et les 140 kilomètres de vélo du jour précédent. De gigantesques rampes déversantes et positives se croisent et façonnent un aspect déroutant. À son sommet des cannelures parfaites d’un gris profond, ciselées par le travail d’orfèvre de l’érosion, coiffent cette masse de calcaire, telles des draps de soie.
Suivant un topo trouvé sur internet, nous avançons vers la face avec l’idée de se lancer dans The show must go on, difficulté maxi 6c sur 280 mètres et débouchant sur une épaule 100 mètres en contrebas de ce sommet qui domine la vallée. Plutôt ambitieux à notre sens pour une première voie dans la vallée. Dans le pierrier raide que nous gravissons pour approcher la face, les 10 heures de vélo se font sentir dans les jambes. Le départ de l’itinéraire est encore à 15 bonnes minutes de montée… C’est alors que l’un de nous deux lance :
« Hé, regarde donc cette ligne, Klin, qui remonte cette première rampe et débouche sur le sommet.
— Dément en effet, mais c’est 350m celle-là et la cotation max est 6c+… Tu penses que c’est jouable ?
— ça sort au sommet de la face mec, je suis trop chaud pour la tenter.
— Ok, vamonos ! »
La préparation des sacs n’est pas si évidente. Il faut s’organiser et nos méthodes divergent. Une cordée se créé de compromis qui amènent finalement aux meilleures décisions possibles. Comme nous ne repasserons pas au pied de la falaise nous devons prendre l’ensemble de notre matériel avec nous. Nous réussissons ainsi à caser un sac de toile, deux litres d’eau et un sachet de graines dans un petit sac compact de 18L. Et chacun portera ses chaussures à son harnais. Le leader s’élance léger, ayant uniquement à porter dégaines, coinceurs et sangles pour la mise en place des relais tandis que le second suit avec le sac à dos.
Les premières longueurs d’un niveau très accessible nous mettent néanmoins dans une belle ambiance. Sur 60 mètres seuls quelques spits et un coinceur assurent notre protection. Les cartes sont posées, cette voie nous demandera de puiser dans nos ressources mentales. Arrivés au premier relais, la forêt et les sentiers balisés du parc n’existent plus. Nous avons déjà l’impression d’être rentrés dans un autre monde. Peu de paroles sont échangées, le second ne vole que quelques minutes de repos, vaché au relais, et entame immédiatement la deuxième longueur en tête. La paroi semble se redresser, accentue sa verticalité et nous offre néanmoins les aspérités nécessaires à la progression sous la forme de réglettes, de fissures ou d’écailles. Chaque prise est comme un présent offert par une géologie plus ou moins récente. À nous de les découvrir et d’exploiter leur potentiel.
Le rythme de la grande voie s’installe et les longueurs s’enchaînent. Au-delà de la grimpe, la fluidité des manipulations et l’automatisme des opérations à réaliser sont essentiels pour éviter de perdre de précieuses minutes. Plongés dans cet océan de calcaire, nous avons le sentiment d’une immersion dans une temporalité minérale, définitivement plus lente, et perdons la notion des heures qui passent. Chaque ressaut rocheux est comme une vague qui peut nous placer sur la bonne route ou au contraire nous faire dévier de notre cap, de la voie choisie. Pure métaphore de l’aventure.
Mais qu’importe si nous nous écartons de l’itinéraire initial ! La confiance domine, au sein de l’équipe et si l’un se trompe de ligne, l’autre fait preuve d’ingéniosité, posant avec précaution nos coinceurs dans ces fissures souvent bosselées et irrégulières afin de retrouver le cheminement de Klin.
Et les longueurs continuent de s’enchaîner, magnifique mécanique esthétique et athlétique de l’escalade. Et schizophrénique aussi pourrait-on dire… Tant le doux sentiment d’élévation et de perte de pesanteur se retrouve en confrontation avec les douleurs aux orteils, et aux doigts dont la sensibilité s’accroît à mesure que l’épaisseur de peau diminue. Mais dans les dernières longueurs, c’est un rocher absolument parfait, de véritables sculptures aux formes généreuses, arrondies et polies par le soleil que nous réserve Klin. Nous oublions alors notre gorge sèche de se rationner en eau et les pieds douloureux de s’appuyer sur des réglettes parfois aussi fines qu’une pièce de monnaie pour profiter à fond du moment présent.
Et c’est 6 heures après notre départ que nous atteignons fatigués et heureux le sommet d’Anica Kuk. Au loin nous voyons Zadar, notre prochaine destination. Mais surtout de belles falaises en contrebas sur lesquelles nous allons continuer les jours prochains cette forme décidément passionnante d’expression qu’est l’escalade.
La cordée au sommet de la face.
[Km 750] …et 20éme jour de voyage, déjà !
Beaucoup de grandes voies et de grandes rencontres pendant les sept jours passés à Starigrad, la ville croate située juste à l’entrée du parc national de Paklenica.
Ce rocher de calcaire tant apprécié lors de notre première journée tient définitivement toutes ses promesses mais nous découvrons également son aptitude à cisailler nos doigts et à entamer inlassablement les couches de notre épiderme. Résultat : c’est un jour de repos tous les deux jours de grimpe, obligatoire pour nous, et une grosse pensée reconnaissante à nos chers amis réunionnais qui nous ont offert de la pommade réparatrice pour les mains car elle s’avère salvatrice !
Au camping Anica Kuk (tiens donc!), nous faisons de formidables rencontres. Premièrement Chris et Lisa, deux jeunes grimpeurs allemands vivant au sud de Munich qui partagent une passion communicative pour l’escalade et tous les sports de montagne. Les échanges d’histoires, d’expériences nous rapprochent car nous évoluons dans un niveau similaire et nous tentons à peu près les mêmes voies dans la vallée.
Et ensuite, alors qu’une formidable tempête s’abat sur la Croatie, lors de notre première journée de repos, nous entamons la discussion avec un couple de Français discrets plus âgés que nous. Au fur et à mesure de nos échanges nous tombons sous le charme de leurs aventures. Denis et Annie Pivot ont vécu 40 ans de vie encordée et des ascensions à n’en plus finir dans les Alpes, dans l’Himalaya, en Patagonie…etc. Lui est guide de haute montagne, anciennement enseignant à l’ENSA (école nationale de ski et alpinisme) et maintenant conseiller technique sur la fabrication des mousquetons chez Camp. Quant à Annie, elle est médecin, spécialiste des effets de l’altitude sur l’organisme et a atteint 8700 mètres sans oxygène au début des années 90. Les questions fusent et nous écoutons les réponses, éberlués à chaque nouvelle histoire. Denis, quant à lui semble prendre un plaisir de vieux conteur face à cet auditoire international et partage patiemment toutes ses connaissances en matière de mousqueton sur la façon dont ils sont conçus, testés, fabriqués… Chaque soir nous en apprenons beaucoup sur la Patagonie, sur l’alpinisme, sur tel personnage marquant de l’histoire de l’escalade et aussi sur les marques qui conçoivent et produisent le matériel que nous utilisons tous les jours. Les soirées qui font suite à nos journées de grimpe filent à toute vitesse et nous allons ensuite nous coucher l’esprit plein de rêves et de projets d’ascensions futures.
Nous profitons bien sûr de cette longue halte pour bichonner Livingston et Joshua, dépouillés totalement de leurs sacoches, qui semblent se lasser de ces aller-retours répétitifs dans le parc national de Paklenica ! Avant notre départ nous retournons sur la fameuse face nord d’Anica Kuk pour tenter la voie Jenjavi, 7a+ et 350 mètres de long. Si les longueurs les plus dures ne sont pas envoyées à vue, nous parvenons tout de même à tout effectuer en escalade libre, c’est-à-dire sans utiliser de moyen de progression autre que nos mains et nos pieds. Pour le moment, c’est bien la grande voie la plus dure que nous ayons faite : l’intensité des journées d’escalade précédentes porte ses fruits. La recherche de la difficulté et de la progression dans les cotations ne sont pas nécessairement les objectifs de notre voyage mais nous les trouvons intéressantes dans le sens où elles permettent parfois d’accéder à des lignes plus pures, plus raides et plus esthétiques.
Anecdote marrante sur cette journée : un drone viendra à plusieurs reprises tourner des images non loin de nous. Bruit énervant qui gâche un peu l’ambiance sauvage du lieu. À notre descente, Chris et Lisa nous apprennent que cette caméra volante n’était pas là pour rien. Exactement en même temps que nous, à peine 50 mètres sur notre droite et alors que nous pestions sur les difficultés des longueurs 7a et 7a+ de notre voie, c’était le dieu vivant de l’escalade Adam Ondra lui-même qui enchaînait à vue un 8c encore jamais répété jusqu’à présent ! Et nous ne l’avons vu ni au départ, ni pendant, ni à la fin de la voie ! En cherchant des news sur cette ascension nous apprenons que potentiellement il sera vers Split les jours suivants… L’espoir renaît alors dans nos cœurs anéantis de pouvoir peut-être croiser sa route !
Environ 200 kilomètres nous séparent de nos prochaines destinations d’escalade et de slackline, autour de Split, et nous reprenons la route, ravis de chevaucher à nouveau nos destriers d’aciers. Les fortes rafales de vents que nous subissons ne viennent pas entamer notre bonne humeur.
Notre cordée faite de fibre textile en nylon devient alors aérienne, créée des flux d’air et d’aspiration. Joshua et Livingston roulent côte à côte et nous controns à tour de rôle le vent, protégeant l’autre des rafales. Pour rejoindre Split nous décidons de couper à travers les terres, d’éviter Zadar et de rejoindre la mer Adriatique à Sibenik. Dans les campagnes croates, le contraste est saisissant : plus de motards, de villas et de chambres d’hôtes. Les villages sont relativement pauvres et se répartissent au milieu de collines à la végétation sèche où seuls les oliviers semblent s’épanouir. Nous croisons de vieilles bergères à la dentition éparse, arborant un foulard dans les cheveux qui rappellent une Europe des années 50. Lors d’une pause, un croate au crâne dégarni et aux longs cheveux blancs marchant au bord de la route nous interpelle et nous demande de le prendre en photo. Dans un italien approximatif nous comprenons ensuite qu’il a marché, il y a quelques années, de Lyon à Israël en 7 mois. Respect.
Et dès que la lassitude gagne nos jambes et que nous commençons à perdre le plaisir de la route, nous cherchons un endroit où poser notre bivouac, de préférence au bord de l’eau pour se délasser de la journée… Et profiter d’un beau coucher de soleil dont on a du mal à se lasser.
Max s’élève dans une des nombreuses grandes voies que nous parcourons dans le parc de Paklenica. Des hirondelles virevoltent autour de nous.
[Km 855] Contrastes, orages et soleil à Split
L’arrivée à Split nous déplaît. De gros buildings, des camions et des usines pour seuls décors. Sur un coup de tête nous décidons alors de filer dans les hauteurs pour rejoindre une belle falaise à 7 kilomètres de l’entrée de Split : Markezina Greda. Magnifique barre rocheuse qui rappelle Ceüse en France, elle domine le village de Klis et son château médiéval. Adam Ondra y était hier pour grimper dans des niveaux qui dépassent l’entendement. Nous l’aurons encore raté, maudits canassons de ferrailles qui ne roulent pas assez vite ! Mais nous oublions bien vite cette légère désillusion tant le calcaire est pur et nous restons deux nuits au pied de ce site. Lorsqu’un orage éclate, l’inclinaison du rocher est telle que les gouttes tombent à dix mètres de notre campement. Nous ne prenons même pas la peine de monter les tentes et dormons à poings fermés sur nos matelas à même le sol, protégés du ciel par la Terre.
Le jour suivant, le temps se fait toujours menaçant et nous descendons à Split. Bat’karer dans ses rues inondées de touristes qui descendent pour la plupart de ces bateaux de croisières énormes ne nous enchante guère alors nous pédalons jusqu’à la péninsule de Marjan qui est seulement à quelques kilomètres du centre historique. Nous trouvons là un petit espace de bivouac absolument parfait pour poser notre tente, juste au bord d’une falaise d’une petite dizaine de mètres qui plonge directement dans la mer. Le mur est vertical, voir déversant par endroit et nous pouvons pratiquer du psychobloc (ou deep water solo), sous-discipline de l’escalade qui consiste à grimper sans assurance au-dessus de l’eau. C’est absolument génial, nous en profitons à fond, et grimpons jusqu’à se péter les avant-bras et s’écorcher les doigts, puis nous tombons dans l’eau translucide. Le fond semble très proche tellement l’eau est claire mais il y a souvent 3 à 4 mètres de profondeur donc aucun risque lors d’une chute. Et lorsque nous sommes fatigués, nous sautons dans l’eau comme de vrais gamins ! Puis nous nous asseyons au bord du vide, grignotons quelque chose et observons notre environnement. C’est magique, le soleil au zénith scintille sur la mer Adriatique. Au fond les innombrables îles dalmates ne semblent pas perturbées par le ballet incessant des voiliers, des ferrys et des bateaux touristiques.
La péninsule de Marjan nous réserve une nouvelle surprise car une barre rocheuse est équipée pour l’escalade sportive un peu plus haut. L’orientation sud de cette face jaune et ocre nous permet seulement d’en profiter quelques heures en fin de journée. Mais c’est l’occasion d’apprécier de superbes vues au coucher du soleil sur la grande baie de Split. Certaines voies passent toutes proches de maisons semi-troglodytes bâties le long de la paroi. Grandiose.
Après l’installation du bivouac, une soirée classique de notre voyage consiste à la préparation de la nourriture, élément essentiel rythmant nos journées et déterminant pour la bonne ambiance de l’équipe. Alors nous ne lésinons pas sur la quantité ! Le repas du soir démarre très régulièrement par un apéro : cabernet-sauvignon croate bon marché ou grande bière Karlovacko et en guise d’amuse-gueule, des olives ou des cacahuètes. Ensuite, notre dîner principal est composé d’un féculent accompagné de légumes et d’une sauce diverse. Nous adorons les carottes car elles peuvent aussi se manger crues le midi, et se conservent très bien dans les sacoches de vélo chahutées par la route. Un morceau de pain, un mauvais fromage croate et quelques fruits accompagnent la fin du dîner. Ensuite, exténués par les efforts de la journée les soirées traînent rarement en longueur et nous nous endormons chacun sur nos livres. En ce moment, c’est La ménagerie de Papier de Ken Liu pour Max, recueil de nouvelles d’anticipation ayant reçu de nombreuses distinctions et pour Clem, l’ouvrage désormais classique de l’auteur de science-fiction allemand Andreas Escbach Des milliards de tapis de cheveux.
Au matin, cela dépend de la situation, si nous sommes dans un endroit où nous risquons de mauvaises rencontres avec des représentants de l’autorité locale, nous plions bagages rapidement et filons sans demander notre reste. Si nous sommes tranquilles, comme c’est le cas la plupart du temps, alors nous pratiquons un peu de yoga et d’étirements car des muscles souples sont des muscles qui ne se blessent pas, parole de kiné. Le premier levé prépare du thé et nous prenons un petit-déjeuner copieux à base de pain complet, de confiture et de beurre de cacahuètes avant de lever le camp et partir vaquer à nos occupations de voyageur-grimpeurs.
Pour aujourd’hui c’est repos, slackline dans un parc de Split et 30 petits kilomètres pour rejoindre la ville d’Omis. Pour nous, dernière grande destination de couennes en Croatie. Les Balkans se rapprochent…
Bivouac sauvage en équilibre au bord d’une falaise qui plonge directement dans l’Adriatique. Nous passerons ensuite la journée entière à grimper au-dessus de l’eau, effectuant de longues traversées ou tentant de franchir de gros surplombs.
[Km 954] Les géants de Dalmatie
Omis est une destination d’escalade que nous attendons avec impatience. Sur le topo, il y a beaucoup de secteurs souvent très faciles d’accès, donc idéals pour nos approches vélocipédiques. La ville est située à l’embouchure de la rivière Cetina, coincée entre des pics rocheux qui se dressent de toutes parts. Les activités d’extérieures semblent bien développées aux alentours, ce qui nous laisse penser que cet endroit semble avoir trouvé un meilleur équilibre entre vie locale et manne touristique par rapport à certaines de ses homologues dalmates. Cerise sur le gâteau, les cotations d’escalade sont (légèrement) plus faciles qu’à Split ou Paklenica, alors nous enchaînons les voies, débloquant même de nouvelles lettres dans le septième degré !
Malheureusement, la météo qui nous avait relativement épargnée depuis le début de notre voyage se détériore dès le deuxième jour, nous obligeant à chercher refuge dans un camping. Et c’est un beau déluge presque continu pendant deux jours qui s’abat sur Omis. Qu’à cela ne tienne, les activités ne manquent pas. Nous profitons de ces deux journées pour se refaire de la peau sur les doigts. Nous jouons aux cartes, plus précisément à la chouine sorte de dérivée de la coinche, lisons, écrivons, écoutons de la musique et devenons de vrais pros dans la résolution du Rubik’s cub. Ne plus grimper, permet aussi de prendre le temps pour ces petites choses à réparer sur nos équipements comme ce pantalon à recoudre ou ce descendeur à limer car le frottement avec le mousqueton créé des irrégularités tranchantes qui pourraient éventuellement endommager la corde. Nous en profitons aussi pour planifier l’itinéraire qui nous mènera à travers les Balkans. Pour ceci, Komoot est une application géniale qui nous permet de savoir avec précision les dénivelés d’un trajet avec les degrés de pente que nous aurons à franchir. Et lorsqu’une accalmie se fait sentir, nous en profitons pour grimper sur des faces déversantes, protégées par les pluies. Mais l’eau s’infiltre dans le calcaire et même sur les parois sèches les colonnettes auparavant si agréables à serrer deviennent humides et glissantes.
Alors nous reprenons la route, concentrés et décidés car 30 kilomètres plus au sud nous attend le massif sauvage de Biokovo. Au détour d’un virage nous découvrons ses sommets qui culminent à plus de 1200 mètres. Ils sont en partie dissimulés par d’épais nuages orageux qui confèrent immédiatement un caractère alpin et mystique à nos futurs objectifs.
Le premier est le mont Bukovac, que nous souhaitons atteindre par Dalmatinski San, une voie de 600 mètres de long, difficulté maximum 6b. Depuis la côte, la montagne est magnifique. Alors nous redoublons d’efforts pour monter les derniers kilomètres sur une petite route sinueuse qui atteint au plus raide 22 degrés de pente. Les vélos tiennent le coup, nos quadriceps un peu moins : nous explosons par moment et sommes obligés de mettre pied à terre et pousser péniblement Joshua et Livingston. Au paisible hameau de Topici, les difficultés sont complètement oubliées car un superbe coucher de soleil nous régale pour l’apéro. Alors nous prenons nos aises et décidons de squatter la terrasse d’un restaurant pour la soirée et la nuit.
De toute façon nous partons le lendemain à 5 heures du matin. Écureuils de l’aube, nous dissimulons soigneusement nos précieuses sacoches dans un fourré non loin des vélos aussi solidement encordés l’un à l’autre que le seront leurs propriétaires pendant la journée. Puis c’est le départ, à la lampe frontale bien sûr. Pendant une bonne heure nous remontons des éboulis en suivant les indications parfois énigmatiques de notre topo, ce qui donne un côté chasse au trésor non déplaisant à cette approche. Enfin, une série de cairns et le scintillement des spits aux premières lueurs du jour nous amène directement au pied de la voie. Quelques chamois agiles décampent à notre arrivée, le coffre-fort est devant nous, minéral et imposant. Il y a parfois des grandes voies où rien ne se passe comme prévu, où les problèmes s’enchaînent et la progression devient laborieuse. Et d’autres, au contraire, où tout est facile, spontané et évident. Pour nous, ce jour-là, Dalmatinski San fera partie de la deuxième catégorie. Que du pur bonheur, le rocher est excellent, l’équipement impeccable, les longueurs filent à toute vitesse. C’est incroyable, à chaque fois que nous nous retournons, un panorama somptueux s’étend face à nous dont l’étendue s’amplifie au fur et à mesure que nous nous rapprochons du sommet de Bukovac. L’infinie beauté de la Croatie vue du ciel. L’Adriatique est si spéciale et si belle, nous nous sentons bien et à notre place ici, pleinement satisfaits de faire ce voyage, heureux d’avoir choisi cette destination.
L’itinéraire tortueux et paumatoire de la descente ne gâchera pas le moins du monde cette journée parfaite. Nous pensons alors à ce que disais Denis, l’alpiniste rencontré à Paklenica : « Un guide ne se perd jamais, il explore. » Alors nous explorons…et à un moment nous devons improviser un rappel de 30 mètres sur un arbre douteux. Notre corde de 80 mètres ayant été raccourcie de 7 mètres suite à un accroc apparu lors de nos sessions à Split, nous nous engageons prudemment sur les rappels, afin d’être sûr d’avoir suffisamment de longueur.
Ravi de cette journée et de cette ascension aussi fluide, nous récupérons nos vélos pour effectuer les 10 kilomètres qui nous séparent de notre second objectif, toujours au sein du massif de Biokovo : le mont Mali Borovac.
Cette fois, nous bivouaquons dans une forêt au niveau de la mer et nous décidons de faire la montée au petit matin débarrassés de nos sacoches. Alors que le soleil se couche, nous nous écartons un peu du sous-bois et du campement afin d’apprécier les couleurs de l’horizon. À notre retour le sac de couchage de Max a disparu. Suspectant un chien errant que nous avions vu rôder, nous partons à sa recherche et le retrouvons rapidement dans une sorte de décharge sauvage. Vision d’horreur, le sac de couchage est littéralement déchiqueté, éventré de part en part, du duvet d’oie éparpillé tout autour. Max passera quatre heures dans la soirée à maudire ce cabot tout en recousant le tissu. Ce cocon de douceur, qui a abrité ses rêves lors des 30 derniers jours, ressemble maintenant à Frankenstein et dégage une écœurante odeur de bave de chien. D’une valeur indécente, il lui faudra tester à son retour le service après-vente de Valandré… Cette anecdote met en lumière une forme de paradoxe du voyageur par rapport aux objets matériels. D’un côté il doit se détacher des besoins matériels superflus car il ne peut emporter que le strict nécessaire. D’un autre côté, il nourrit une affection spéciale avec certains équipements, particulièrement lorsque ces derniers sont vecteurs de ses rêves et de ses réalisations, notamment son matériel technique sans lequel il ne pourrait pas vivre ses aventures verticales ou horizontales.
Réveil aussi tôt que la veille ce matin avec cette fois une longue approche à vélo. 6 kilomètres et 700 mètres de dénivelé positif, dont les 3 derniers kilomètres sur une piste affreuse aux galets roulants qui déstabilisent Joshua et Livingston aussi surpris que nous de se retrouver sur une telle surface. Nous pestons pendant une heure trente avant d’arriver au départ du sentier d’approche. Et nous continuons de monter, cette fois à pied en remontant les pierriers instables. Les quadriceps bien entamés par les efforts du matin commencent à fatiguer mais la voie à laquelle nous nous attaquons promet un véritable voyage. Born to live remonte au milieu de la face sud de Mali Borovac. Longueur 400 mètres et difficulté maximum 7b. Au départ de la voie, nous constatons qu’une cordée est déjà engagée dans le même itinéraire que nous. Deux choix sont possibles : soit nous traçons, doublons des longueurs et tentons de les dépasser à un relais, soit nous attendons et leur laissons le temps de prendre de l’avance afin de ne pas se gêner dans les enchaînements. Nous optons pour la seconde option, et grand bien nous en pris car les deux grimpeurs sont expérimentés et avancent à bon rythme dans la voie. Le crux (longueur clé) de la voie consiste à passer un petit toit et toute la difficulté réside dans le rétablissement car les seules prises à disposition sont une petite épaule main droite, bien franche mais complément verticale et une atroce main gauche inversée qui permet de sortir les pieds et d’atteindre très haut une autre inversée tranchante cette fois pour la main droite. Après quelques tentatives infructueuses Max passe tout proche d’enchaîner la longueur, mais doit finalement s’avouer vaincu. Il reste encore 330 mètres d’escalade et nous ne pouvons pas travailler trop longtemps un mouvement dans une grande voie. Autour de nous c’est magnifiquement sauvage, les paysages sont aussi splendides que la veille et nous avons l’impression d’être infiniment haut, en lévitation au-dessus de la ville de Makarska.
Au sommet, nous retrouvons la cordée qui nous précédait et passons un moment bien sympathique avec ces deux grimpeurs venant de Zagreb. Nous parlons de notre voyage et des voies que nous avons déjà réalisées. C’est incroyable, le plus expérimenté de nos interlocuteurs les connaît toutes, à la prise près. Il nous parle de leur historique, des ouvreurs, et nous en apprenons un peu plus sur l’histoire de l’escalade en Croatie. Le sentier de descente est bien plus aisé que celui de la veille et nous retrouvons rapidement nos vélos. Le retour technique en mode VTT de descente nous permet quand même d’apprécier l’ambiance de ces belles montagnes caressées par les rayons du soleil couchant. Nous sommes bien fiers de ce doublé dalmate qui marque un point final au chapitre escalade de la Croatie ! En deux jours et pour ces deux sommets, nous avons réalisé 1000 mètres de dénivelé à vélo, 800 mètres à pied, et 1000 mètres en escalade décomposées en 34 longueurs. Pour la soirée et pour fêter ça, ce sera 2 litres de bières et 1 litre de rhum!
La route sinueuse qui longe la côte croate et au fond le massif de Biokovo et les sommets que nous gravirons les prochains jours.
[Km 1454] Remontée du temps à travers les Balkans
La gestion d’une étape à vélo n’est décidément pas aussi simple et facile que l’on pouvait le penser avant notre départ. Débutant tous les deux dans le monde du voyage à deux roues, nous découvrons au fur et à mesure les éléments clés qui permettent de vivre au mieux ces journées-là. Tout d’abord il y a la planification : à l’aide de Maps.me ou de Komoot, nous décidons du meilleur itinéraire, ce qui n’est pas bien compliqué pour le moment car nous nous contentons de suivre le littoral au plus près. D’une confrontation numérique avec la géographie, nous passons ensuite à une confrontation physique et nous improvisons au fur et à mesure de la journée. Il y a souvent des surprises car tel col qui nous semblait technique se franchit en fait aisément, et l’inverse aussi malheureusement ! Le vent ou le soleil automnal parfois brûlant ajoutent leurs grains de sel à l’alchimie d’une journée de pédalage.
Nous avons la chance d’être à deux, de condition physique similaire et capable chacun de se caler sur le même rythme. S’il est parfois compliqué de discuter l’un derrière l’autre, dès que la circulation le permet nous roulons côte à côte et parlons de tout et de rien, rompant ainsi quelques minutes avec cette légère monotonie qui peut s’installer. Toujours est-il que nous nous appuyons souvent l’un sur l’autre lorsque qu’une baisse de rythme se fait sentir, ce qui nous permet sans doute de faire de plus longues distances qu’en solitaire.
Alors que les heures passent, une lutte acharnée s’opère au sein de notre corps, une guerre de tranchées qui oppose notre motivation et la lassitude inexorable qui gagne nos jambes. Il s’agit donc de bien gérer les pauses, écouter ses signes de fatigues, boire quand il faut, pourquoi pas faire une sieste le midi si la nuit de la veille a été moins réparatrice. Un simple passage de tunnel peut être une source de stress intense : quelle longueur fait-il ? Faut-il enlever les lunettes, mettre les lumières ? La chaussée se rétrécissant, les camions et les bus nous frôlent et peuvent nous déstabiliser, la chute est interdite alors une forme de claustrophobie nous gagne et nous filons à toute vitesse vers la sortie !
Malgré les difficultés, il s’agit d’accepter et tirer parti des arrêts imprévus, souvent liés à des problématiques mécaniques : casse, crevaison…etc. Comme cette fois à Dubrovnik où nous nous infligeons 200 mètres de dénivelé tournant en rond afin de trouver un magasin de vélo. Il fallait impérativement un nouveau pneu pour Livingston dont l’ancien s’est fait tailladé par un éclat de verre. D’autres imprévus sont plus amusants, comme lors du passage de frontière entre la Bosnie et la région croate de Dubrovnik. Répondant probablement au profil type des consommateurs de drogue : masculin, 25 à 30 ans, barbus, l’air sale et hirsute. Nous devons faire face à une fouille de nos affaires. Celle-ci ne semble pas s’éterniser mais le douanier découvre un vieux rouleau de papier à rouler trouvé par terre, complément collé, inutilisable et dont l’existence avait été totalement oubliée tant nous menons une vie d’esthète mens sana in corpore sano. Goguenards et sûrs de notre totale innocence, nous résistons alors aux coups de pression des policiers et les laissons vider nos sacoches avec délectation. Il faudra finalement que Clem passe une sorte de test qui analyse les éventuels résidus de drogue sur la peau pour qu’ils nous laissent repartir vers Dubrovnik.
Il arrive presque chaque jour une sensation particulière au cours de notre étape. C’est un instant plus ou moins long, moment de sérénité parfaite où nous atteignons un état d’harmonie absolu. Cela se passe souvent lors d’une section plate avec un léger vent de dos, durant laquelle amener le vélo à 35km/h ne requiert presque pas d’effort. L’inertie créée par notre chargement fait le reste du travail et le paysage défile alors à toute vitesse. Chaque tour de roue est juste un pur bonheur et confortablement juchés sur notre bicyclette nous nous sentons en adéquation avec ce moyen de locomotion. Ce sentiment nous arrive aussi lors d’une pente où la vitesse est uniquement procurée par cette gravité, terrible allié qui peut se retourner contre nous d’un virage à l’autre si le profil de la route devient ascendant. Et dans les longues descentes de plusieurs kilomètres, nous lâchons totalement la bride à Joshua et Livingston. À 60km/h, en cherchant l’aspiration du premier, le second se retrouve alors propulsé en tête et c’est ensuite le suivant qui récupère l’aspiration prenant à son tour les devants. Et nous, tels des princes du bitume aux yeux brillants, nous rions aux éclats de ce ballet qui nous shoote à l’adrénaline.
En fin de journée lorsque la lassitude est sur le point de triompher, il faut rapidement faire le plein d’eau pour la soirée, chose relativement facile dans les zones urbanisées que nous traversons. Et nous devons ensuite identifier un endroit où poser le duvet, du moins ce qu’il en reste pour Max. Trouver le spot idéal de bivouac est parfois facile comme cette petite crique idyllique à Mala Duba, 30 kilomètres au sud de Makarska, où nous dormons à côté d’une petite waterline de 30m. Mais ce n’est pas si évident au Monténégro. Lors du premier bivouac réveillés au matin par la police alors que nous prenons nos aises dans une sorte de campement lugubre complètement laissé à l’abandon le long d’un terrain de foot.
« What are you doing here? It’s private, you must go!
— Yes sir, sorry sir! »
Et le second bivouac dans ce petit pays a été trouvé beaucoup trop tardivement, au bord de la route, de nuit à 20h. Sans doute à cause d’une erreur stratégique composée d’un coucher de soleil sur la plage de Budva, d’une bière de 2L et d’un gros sachet de cacahuètes.
C’est au niveau de la ville de Bar que nous tirons notre révérence à Mademoiselle Adriatique, écrin placide aux eaux salées, et nous filons vers l’intérieur des terres en direction de l’Albanie. La magie s’opère, toujours entourés d’oliviers centenaires, nous réalisons que nous sommes maintenant dans les Balkans et le passage de la frontière entre le Monténégro et l’Albanie se fait sans encombre. Cet ancien pays communiste autrefois décrié par la communauté internationale et toujours source de fantasmes plus ou moins vrai concernant le crime organisé nous accueille à bras ouverts. Fini le tourisme de masse et les villes-camping mortes des côtes Dalmates. L’Albanie grouille de vie, le son du Muezzin résonne pendant notre pause-déjeuner, des enfants, nombreux et tapageurs, apparaissent soudainement et nous lancent de généreuses salutations sur notre passage. Les klaxons des véhicules deviennent sympathiques et sont utilisés pour nous saluer et non plus pour réprimander nos trajectoires erratiques de cyclistes. Participant à la sensation de remonter le temps, des troupeaux de moutons croisent d’antiques charrettes tirées par des chevaux de chair et d’os, tandis que des Mercedes de toutes les générations vrombissent sur le macadam. Malédiction des pays en développement, les fossés sont jonchés de détritus de toutes sortes.
Et les kilomètres s’enchaînent à toute vitesse dans ces décors temporels et culturels si différents. Poussant nos vélos et nos jambes au maximum, nous dépassons souvent les 100 kilomètres dans une journée. Nous pensons particulièrement à nos nombreux amis réunionnais qui sont sur le point de vivre le week-end du Grand Raid, et qui vont souffrir et se dépasser le temps d’une course. Ce que nous faisons est un jeu d’enfant comparé aux 170 km de la diagonale des fous ! Parfois les routes deviennent cabossées et l’inévitable se produit : une chute pour Joshua qui entraîne un porte-bagage à réparer, une fixation de sacoche qui casse pour Livingston. Pas de ravitaillements organisés pour nous, mais à chaque fois les Albanais nous aident en nous prêtant des outils ou en dénichant une petite vis perdue, pour remettre nos vélos en état, et nous repartons de plus belle, avec l’énergie de la solidarité.
Arrivés à Tirana nous sommes superbement accueillis dans un appartement situé au 10ème étage d’un immeuble du centre-ville par Eduina. Excellente amie d’un ancien camarade étudiant de Max, elle nous invite chez elle, avec un grand sourire. Programmeuse informatique, adepte de jeux en ligne, les cheveux teints en bleu et rose, elle est en train de négocier un visa pour partir travailler en Allemagne. Elle a déjà un emploi sur place mais les formalités peuvent prendre de nombreux mois. Nos affaires envahissent son espace vital, les vélos sur le balcon et nos sacoches entassées dans un coin de la cuisine, qui est aussi le salon, la salle à manger et notre chambre pour les jours à venir. Eduina prend avec philosophie ce chamboulement dans sa vie quotidienne. Et pour nous, c’est un retour à la vie citadine, riche de découvertes culinaires locales en quantités gargantuesques ! Après une soirée dans les bars branchés de la capitale nous dormons pour la première fois depuis 40 jours sous un toit et sur un matelas… Alors nous nous laissons bercer par le ronronnement de la ville, satisfaits de notre progression rapide, à peine dérangés par ce léger fourmillement au bout de nos doigts à la peau neuve qui semblent impatients de serrer du rocher grec…
Bivouac lugubre mais confortable juste après la frontière du Monténégro, probablement dans un ancien centre de formation complètement laissé à l’abandon. Nous y serons néanmoins délogés par la police le lendemain matin.
[Km 1841] Le Grand Bond en avant
Régulièrement pendant une journée de vélo ou d’escalade, face à la répétition des efforts et la difficulté technique pour franchir certains passages nous sortons de notre zone de confort et repoussons nos limites. Le dépassement de soi est bien sûr ce que nous recherchons et cela amène à l’amélioration de nos capacités sportives. Mais inévitablement, lassitude et fatigue s’incrustent dans notre duo. Avec elles, les réactions peuvent se faire plus sèches et l’écoute de l’autre moins attentive. Après 45 jours passés sans interruption, ensemble du lever au coucher du soleil et partageant la plupart des nuits sous la même tente, il s’agit de garder l’entrain et la motivation du début. Plongés dans la passion de ce voyage, la cohésion de la cordée est indispensable et nécessite de salutaires remises en questions sur nos attitudes respectives. Nous devons prendre du recul et certains soirs, discutons avec une totale franchise. Nous échangeons sur les comportements de l’un ou l’autre qui nous ont enthousiasmés ou déplus au cours de la journée. Cela permet de développer une meilleure compréhension mutuelle et surtout, nous nous découvrons et apprenons sur nous-mêmes. Dimension spirituelle de l’aventure qui pousse autant à la progression physique qu’à la perfectibilité mentale.
Attachés tous les deux à croquer les fruits de ce voyage autant que possible, nous rêvons aussi de projets futurs dans des environnements bien différents. Au même titre que la lecture, discuter ensemble permet de rêver, de s’évader et de prendre de la hauteur par rapport à notre situation actuelle. Nous rêvons ainsi d’océans, de neige, de glace, de sauts de falaises et de vols en parapente. Parmi les projets futurs sont évoqués des traversées à crampons entre les aiguilles de Chamonix et à la voile sur l’eau ou dans l’air… Finalement plein d’idées parfois éloignées du rocher et des cliquetis mécaniques d’un système de transmission. Quoi qu’il fasse l’humain a besoin de cycles (ici dans le sens « suite de phénomènes »!) et doit se créer des envies d’ailleurs nécessaires à l’équilibre et à la motivation pour ses projets du moment.
Ce matin-là, lorsque nous levons l’ancre et quittons notre beau mouillage de l’appartement d’Eduina, nous sommes gonflés à bloc, toutes les batteries rechargées et les vélos carénés. Nous sortons en trombe de Tirana, cap vers l’Est, droit vers les montagnes. Nous voguons efficacement sur de belles routes albanaises, peu fréquentées, ouvrant grands les yeux face au spectacle d’une ruralité dépaysante. Ici une femme mène à la baguette d’innombrables dindons qui gloussent frénétiquement sur notre passage. Là des fermiers coupent à la faux les herbes d’un champ et ramassent leur récolte dans de grands sacs de toiles pour les charger sur des hongres placides au regard vitreux. Happés par l’ambiance de l’Albanie nous ne voyons pas la tempête venir. Un pont effondré nous oblige à traverser une rivière à gué et soudainement la route devient une piste striée d’ornières aux galets roulants. La douce musique lubrifiée de nos roulements devient un tintamarre de sons déchirants. Tout s’entrechoque dans les sacoches, la moindre vis grince, la chaîne claque sur le cadre et des galets viennent cogner lourdement sur nos manivelles. Et nous, pauvres ères, espérons à chaque virage retrouver une surface praticable. Afin de sauvegarder au maximum l’intégrité de Joshua et Livingston nous réduisons la voilure, posons le soulier au sol et poussons laborieusement nos barcasses durant les 20 kilomètres que dure le calvaire. À certains moments, nous ne voyons plus aucune trace de civilisation, s’interrogeant intérieurement sur cette obstination têtue qui nous emmène naviguer au près, dans de tels vents contraires. Heureusement, quelques habitants croisés le long de l’itinéraire nous rassurent sur la direction, sans sembler le moins du monde surpris de nous voir galérer sur ces tracés perdus. Relativiser est la clé malgré les difficultés, c’est exaltant d’être perdu à ce point-là, explorant le concept de nulle part, aventure albanaise qui repousse bien loin tout désespoir. Puis la tempête se calme les vents s’apaisent et en fin de journée nous retrouvons les alizés parfaits d’une route en asphalte, moelleuse et douce sous nos roues comme la moquette d’un hôtel de luxe.
Le soir nous nous arrêtons dans une auberge chaleureuse de bord de route. Affamés, Max fait une entorse à son régime végétarien pour goûter le tavë kosi spécialité locale de la région d’Elbasan, de l’agneau mijoté dans une sauce au safran et au yaourt caillé. La salade de crudités, agrémentée d’huile d’olive et de fromage de brebis qui accompagne le plat est exquise. Un point de plus pour l’Albanie qui sait proposer des fromages savoureux à ses voyageurs français. Le soir, nous posons notre tente dans le jardin de la taverne, stratégie de bivouac efficace qui sera répétée la nuit suivante.
Au petit matin, nos petit-déjeuners sont copieux, riches et sucrés, à base de pâtisseries orientales et de biscuits secs. Plus nous montons, plus le froid se fait sentir et les signes de l’automne apparaissent. Pendant la nuit, le mercure frôle le zéro et peine à remonter tant les rayons du soleil percent avec difficulté la nappe de brume qui enveloppe le paysage. Nous longeons un grand cours d’eau, le Devoll, qui serpente entre des gorges abruptes à la végétation dégarnie et soumises à une forte érosion. La rivière devient torrent et ses eaux tumultueuses représentent une manne économique pour ce pays en développement. Nous croisons ainsi de titanesques barrages hydrauliques en travaux qui se dressent en travers de la vallée. La conséquence est immédiate, des centaines de camions empruntent le même itinéraire que nous, charriant rochers et matériaux, soulevant de la poussière, et pire que tout, massacrant la route qui devient piste… Déjà-vu.
Plus loin, sur les hauts plateaux qui entourent la ville de Korça, nous voyons des ruines industrielles, de hauts fourneaux délabrés et des vieilles usines à l’abandon. Ce sont les vestiges de l’époque pas si lointaine où l’Albanie vivait en quasi-autarcie dans un régime communiste replié sur lui-même. Si le grand bond en avant n’aura malheureusement pas eu lieu pour ce pays, il est bien concret pour nous et infatigablement nous enchaînons les kilomètres. Les vélos font preuve d’une résistance remarquable et la frontière grecque se dresse enfin devant nous. Back in the European Union, petite sensation de retour chez soi, monnayant à nouveau avec ces bons vieux euros, et sans frais de roaming sur le téléphone.
Sur les petites routes que nous empruntons en Grèce, nous croisons des migrants qui marchent lentement vers le Nord. Échanges brefs, des sourires quelques mots, en tant que représentants privilégiés d’une nation riche, peut-être un peu de gêne aussi. Nos itinéraires se croisent mais nos routes sont différentes.
Nous rencontrons également Frédérik, Allemand tour du mondiste à vélo, ayant déjà 4000 kilomètres au compteur. Joshua et Livingston font aussi pâle figure face à son magnifique vélo bardé des dernières technologies que nos trois poils au menton face à sa longue barbe de baroudeur. Nous échangeons les amabilités d’usage, compréhension mutuelle entre cyclo-voyageurs. Sa route le mène en Turquie et vers le Caucase. La nôtre nous pousse vers le Sud. Au terme d’une étape de 130 kilomètres, les sommets mythiques des Météores émergent à l’horizon. Fin du grand bond en avant, nos mollets soupirent de soulagement.
La piste usante sur laquelle nous nous égarons permet de traverser de beaux villages albanais. Le dépaysement est total par rapport à la côte adriatique et nous apprécions cette dure étape de notre voyage, qui procure un sentiment d’éloignement total par rapport au reste de l’Europe.
[Km 1934] Escalades sacrées dans les Météores
Doupiani, Sourloti, Pixari, Helliger Geist, Bantovas, Alpha Spur… Il existe d’innombrables sommets aux Météores. Certains font plusieurs centaines de mètres de haut, d’autres quelques dizaines. Ils ont tous leur forme propre et leurs particularités bien différentes. L’un se dresse tel un aileron de requin titanesque, un autre ressemble à un gruyère fondu tellement il est parsemé de grottes et de trous… Tous offrent le même rocher, conglomérat hallucinant composé de galets liés par un ciment sableux. Le nom Météores vient de la mythologie locale qui considère que ces roches ont été envoyées par le Ciel pour permettre aux ascètes et ermites de se retirer du monde. On doit ainsi partager ce superbe terrain de jeux avec les moines chrétiens orthodoxes qui érigent leurs édifices religieux sur ces tours depuis le XIIème siècle, souvent à l’aplomb du vide. Des mystères circulent comme cette croix massive plantée depuis 700 ans au sommet d’un pic extrêmement raide dont la première ascension connue date seulement du siècle dernier. Ainsi, le lieu marque définitivement les esprits de par son caractère historique et mystique. Chaque ascension nous offre une vue différente sur le village de Kastraki et la petite ville de Kalambaka entourés par ces donjons de sable millénaires. Chaque sommet nous invite à la méditation et la contemplation.
Pour se hisser sur ces pics, il faut puiser dans nos ressources mentales. Le poudingue (autre nom pour conglomérat) si particulier est aussi extrêmement fragile. La progression est délicate, nous devons agripper des galets qui dépassent du ciment sableux. Certains font la taille d’un ongle, et d’autres sont plus gros que des pastèques. Régulièrement les cailloux cassent sous notre poids, et si nous ne sommes pas dans une situation d’équilibre parfaite, la chute est inévitable. Les prises étant souvent de forme ovoïde nous grimpons sur des œufs au sens propre comme au sens figuré. Les points d’assurage sont souvent espacés et il faut parfois s’élever plusieurs mètres au-dessus de la dernière dégaine avant de pouvoir clipper la suivante, ce qui rajoute une dimension psychologique éprouvante. Et l’assureur n’est pas en reste. Au-delà du fait qu’il est rarement plaisant de voir son grimpeur faire un vol de dix mètres sur une râpe à fromage géante, il doit constamment s’attendre à voir pleuvoir des cailloux sur lui sans la moindre sommation. À plusieurs reprises nous entendons les galets siffler à nos oreilles et devons donc faire preuve d’anticipation et de réactivité pour les éviter. Lorsque le grimpeur s’engage sur de longues parties sans protection, l’assureur donne du mou délicatement. À chaque mètre gagné sur la paroi, la tension augmente imperceptiblement jusqu’à la pose salvatrice d’une protection qui provoque un soupir de soulagement d’un bout à l’autre de la cordée…puis ça recommence. Heureusement, notre pratique intensive de l’escalade de ces dernières semaines, associée à deux jours de repos imposés par les premières pluies depuis trois mois dans la région, nous permet de prendre énormément de plaisir sur les grandes voies mythiques de cet endroit magique.
Et les mots du Manifeste pour une escalade poétique d’Antoine Le Ménestrel résonnent dans notre tête. « La paroi est une partition gestuelle. Il est indispensable de lire cette partition et d’avoir un corps à corps avec la roche. On se connecte avec ce rythme en grimpant avec fluidité ou détermination, avec des mouvements dynamiques et des pauses. […] Je me place et la prise vient à moi. […] Chaque prise est unique et fait partie du patrimoine minéral de l’escalade. Chaque prise est vivante, s’use avec le temps et le passage des grimpeurs. Chaque prise peut se casser sous les préhensions répétées, victime de son succès. »
Nous enchaînons une grande voie par jour en cherchant les faces les plus verticales aux lignes de perspectives étourdissantes. C’est ainsi que nous nous lançons dans Kiesel am Himmel (7a+) voie ouverte par des Allemands dans les années 80 et qui signifie littéralement Des galets dans le ciel. Nous parcourons également de grandes voies classiques du lieu comme Action directe (8b, 6c obligatoire), Duett (7a) et Orchidea (7b+). Le topo d’escalade des Météores nous sert de guide et s’avère très utile avant de se lancer dans un itinéraire, afin de savoir à quel point ce dernier sera difficile et engagé. Néanmoins, nous restons aussi à l’écoute de notre instinct. Une falaise en particulier attire le regard lorsque nous marchons dans le village de Kastraki. Il s’agit de l’écrasante face du Pixari qui domine notre camping. Mais impossible de trouver la moindre information sur d’éventuelles voies en place dans les dernières éditions des topos trouvés. Cela nous semble invraisemblable tant la face est pure et nous poursuivons nos recherches sur internet. C’est alors que Clem découvre un document écrit dans un allemand indéchiffrable qui relate l’ouverture d’une grande voie sur le pilier gauche de la falaise, Heureka!, car tel est son nom. Cette expédition date seulement de 2017 et n’apparaît sur aucun ouvrage. Les grimpeurs que nous rencontrons n’en connaissent pas l’existence mais toutes les informations sont indiquées pour l’effectuer, 180 mètres de long, et 7 longueurs dont les cotations dans l’ordre sont les suivantes : 6a, 6b, 7b, 7b, 6c+, 6c et 5. Lorsque nous effectuons un repérage au pied du mur, l’équipement nous semble parfait, et nous décidons aussitôt de nous lancer dans le projet. Dans les longueurs clés, nous cassons maintes prises, souvent en effectuant les mouvements les plus techniques, ce qui a la fâcheuse tendance d’augmenter encore plus la difficulté d’une section. Mais nous vivons une belle aventure, avec la sensation d’être des pionniers, nettoyant et purgeant (contre notre gré) une voie qui pourrait un jour devenir une grande classique. La verticalité y est incroyable, plus pure que tout ce que nous avions grimpé jusque-là. Pourtant habitués au vide, notre cœur s’emballe, se met à battre la chamade et une boule nous monte dans la gorge à plusieurs reprises lorsque nous regardons sous nos chaussons. Mais nous parvenons enfin au dernier relais relais, esseulés et heureux.
Le but d’effectuer cette voie était également de faire un repérage au sommet du Pixari afin de répéter une highline ouverte en 2009 par des américains. Et après une heure de recherches infructueuses, nous ne trouvons aucun point d’ancrage. Nous contactons ensuite les ouvreurs sur Facebook et par email, sans succès. Ce nouvel échec pour poser une highline nous fait réaliser qu’il était sans doute trop compliqué d’intégrer cette discipline dans notre voyage. Pour tendre des lignes dans des endroits où la pratique et la communauté sont peu développées, il faut du temps et de l’énergie pour dénicher les meilleurs spots soi-même et surtout beaucoup plus de matériel pour percer et créer les ancrages. Cela ne se prête que difficilement avec un voyage à vélo dans lequel l’escalade prend une place centrale. La liberté que nous chérissons à se déplacer dans l’Europe sur nos deux roues doit aussi nous permettre de remettre en question les objectifs initiaux que nous nous étions fixés au départ. Nous décidons ainsi de nous séparer de notre sangle en la confiant à des amis français rencontrés aux Météores. Cela nous fera gagner un poids non négligeable pour les kilomètres restants.
En dehors de la grimpe nous partageons des moments géniaux avec neufs compères français, qui auront illuminés nos apéros et nos soirées par leur bonne humeur et leur gentillesse à notre égard. Tous instituteurs dans la région de Lyon, tellement disponibles pour rigoler et prendre l’apéro, nous avons du mal à les imaginer mariés et pères de famille. Ils dédient tous les ans une semaine de leurs vacances à un trip escalade. Après de longues discussions, chacun luttant contre la terrible inertie d’un groupe si nombreux, ils s’engagent sur une voie les uns derrière les autres, par cordée de trois, les vannes et les plaisanteries fusant de toutes parts. Une plaie pour les autres grimpeurs souhaitant faire le même itinéraire, mais un régal pour ceux évoluant à côté ! David, Jérôme, Aurélien, Corentin, Paul, Julien, Gaël, Christophe et Pierrot, un grand merci pour les moments partagés au pied des Météores.
Malgré toute la beauté du lieu, nous restons fidèles à notre slogan favori : « le mouvement c’est la vie et la vie c’est le mouvement », et reprenons la route vers le sud. D’autant plus qu’un secteur magnifique nous attend à 50 kilomètres, juste à côté du petit village de Mouzaki. Néanmoins, une halte est indispensable dans le magasin d’escalade de Trikala car Clem a définitivement ruiné ses chaussons sur les galets des Météores. La belle falaise déversante de Mouzaki nous offre de superbes couennes sur un calcaire compact. C’est tellement différent du conglomérat de ces dernières semaines, et il faut se réhabituer ! Au pied du mur, les grimpeurs locaux ont construit un refuge qu’ils rendent accessible et gratuit pour tout le monde. Alors nous en profitons deux nuits et posons un bivouac bien confortable dans ce petit chalet. Le style d’escalade est très classe, assez physique, les cotations sèches et la peau de nos doigts se retrouve rapidement dans la zone rouge. Il faut nous reposer, se refaire tranquillement sur nos vélos et quittons ainsi, à regret, cette petite pépite de la Grèce centrale.
Max à l’assaut du Pixari, l’une des nombreuses tours des Météores. Cette voie toute récente, ouverte en 2017 nous oblige à puiser dans nos ressources physiques et mentales tant le rocher est encore fragile. Parfois des prises importantes des passages clés se brisent sous notre poids et nous devons retrouver une nouvelle séquence de mouvements afin de franchir le pas.
[Km 2495] Les portes du Péloponnèse
Ce matin, en quittant notre confortable refuge au pied de la falaise de Mouzaki, nous savons que nous attaquons la plus longue séquence 100% cyclo de notre voyage : 460 kilomètres jusqu’à la ville de Nauplie (se dit Nafplio en grec) à l’entrée du Péloponnèse. Nos jambes sont prêtes, rodées par les 1900 kilomètres déjà parcourus depuis Venise. Et notre esprit, lui, suit comme il peut, ne réalisant pas tout fait qu’il parcourt déjà la Grèce et paradoxalement, se voyant déjà grimper sur les voies colorées du Péloponnèse.
Le cycliste évolue dans un entre-deux : ni tout à fait sur la route, ni tout à fait sur le bas-côté de la chaussée. Il se voit repoussé de la gauche par le trafic des engins motorisés et de la droite par une variété d’obstacles impressionnante qui va de la simple branche morte à la carcasse de chèvre, en passant par les débris de ferrailles, les éclats de verres et autres ordures jetées par des automobilistes peu vertueux. Ces obstacles sont comme des indicateurs du niveau de développement, de conscience écologique ou du type d’activité économique d’une région. Par l’attention qu’il porte devant lui, afin de conserver l’intégrité de ses pneus, par les secousses qui ébranlent son vélo lorsque l’asphalte se fait moins régulier, le cyclo-voyageur est le témoin de la nature des flux qui circulent et ressent les cicatrices d’une route, écho des blessures d’un pays. Comment ne pas voir un lien entre tous ces mégots qui jonchent la chaussée et les feux ravageurs qui ont détruit les forêts de la région d’Athènes au début de l’été ?
La Thessalie n’est pas le plus bel endroit que nous aurons traversé pendant notre voyage. Après l’Albanie et les ruines fascinantes du communisme, nous faisons face aux ruines affligeantes du libéralisme. Les campagnes de cette région sont durement touchées par cette crise économique qui sévit dans le pays depuis quelques années. Cafés, entrepôts, stations-services et commerces délabrés deviennent partie intégrante du paysage. Sur des centaines de kilomètres nous voyons des cultures intensives de coton. Cela apporte peut-être du dynamisme et une relative prospérité à la région. Néanmoins, pour le voyageur à bicyclette, ces lignes droites interminables, bordées par ces champs grillés, aux plantes ternes sont peu intéressantes et nous avons hâte de les laisser derrière nous. Plusieurs fois nous voyons des camps de réfugiés officiels financés par l’Union Européenne. Vus de l’extérieur, nous voyons des dizaines de maisons-conteneurs équipées d’électricité et d’un chauffe-eau solaire, collées les unes aux autres sur un terrain fermé. Il est curieux de constater que les barbelés des clôtures sont orientés vers l’intérieur et non vers l’extérieur du camp… Plus loin, ce sont de grands panneaux sur lesquels sont affichés, bien en évidence, les montants des sommes investies dans le pays par l’UE, pour effectuer des travaux routiers par exemple, comme si l’organisation technocratique devait se racheter une image auprès des Grecs.
Les villes moyennes que nous traversons semblent mieux s’en sortir et nous sommes surpris par l’animation bouillonnante que nous y trouvons. Le marché de Trikala nous régale de ses agrumes juteux, la pause-café et chocolat dans un troquet de Karditsa aurait pu s’éterniser un long moment, de même que le petit déjeuner à Lamia. Dans les montagnes, les villes d’Aliartos et Thiva sont aussi jolies que leurs campagnes sont déprimantes. Au-delà de tous ces aspects positifs ou négatifs, on apprécie tenter de déchiffrer les lettres de l’alphabet grec. Bien sûr, les panneaux d’indication sont (heureusement) systématiquement traduits en alphabet latin. Et des noms de ville que nous croisons comme Thermopyles évoquent d’antiques batailles célèbres, qui participent à immerger notre cordée roulante dans l’univers de la Grèce.
Le premier soir, nous arrivons à la nuit tombée dans la ville de Lamia. Mauvais plan, les zones urbanisées sont rarement propices aux bivouacs sauvages. À l’entrée de la ville, nous hésitons, tournons en rond quelques instants et décidons finalement de s’installer au premier étage d’une maison en construction. Au rez-de-chaussée, un chien rôde et aboie régulièrement. Cette nuit, notre voyage revêt des ailes de clochards célestes et Max dort tendu, à l’affût du moindre bruit son Opinel dérisoire à côté de son oreiller.
Le danger des chiens se concrétise le lendemain. Nous avions déjà remarqué qu’ils étaient plus nombreux qu’ailleurs en Grèce, mais à la sortie de Lamia, nous devons affronter de véritables meutes. Certaines se fichent complètement de nous et d’autres, plus nombreuses, se ruent sur nos jarrets excités comme des fous furieux par notre passage. Max met des gros galets dans sa sacoche de guidon et Clem dans ses poches, prêts à dégainer pour se protéger. Ces pierres font plutôt office d’arme de dissuasion et la réaction la plus efficace est bien souvent de pédaler à toute vitesse, les molosses se lassant rapidement de nous suivre.
Et le voyage continue, ponctué par de gros cols que nous passons stratégiquement en poussant comme des forçats sur nos pédales. Nos corps s’habituent à passer de longues heures sur ce cadre en acier et nous faisons de moins en moins de pauses, récupérant lors des phases de descentes. Lorsque nous retrouvons enfin une vue sur une étendue d’eau, ce n’est plus la cristalline Adriatique mais la mer Egée que nous longeons sur une dizaine de kilomètres avant de couper à nouveau par les montagnes. Au cours d’une longue descente nous explosons le record de vitesse établi au début de notre voyage lors de notre entrée en Croatie pour le pousser à 85km/h ! Joshua et Livingston roulent mieux que jamais et volent à travers la Grèce. Nous déboulons vers Athènes, effleurons sa banlieue et l’esquivons sans s’attarder pour reprendre un cap au sud. La capitale grecque doit receler de trésors mais une telle citée tentaculaire nous semble plus éprouvante à franchir que les pistes d’Albanie. La mer Egée est à nouveau sur notre flanc gauche, nous sommes au sud du Pirée, droit devant nous les portes du Péloponnèse.
La frontière entre l’Attique (région d’Athènes) et le Péloponnèse est très concrète puisqu’elle se caractérise par le franchissement du canal d’Isthme, construit au XIXème siècle, reliant la mer Ionienne à la mer Egée. Quelques kilomètres plus loin nous déjeunons dans l’ancienne Corinthe et visitons les ruines du temple d’Apollon et de la ville antique. Peut-être un peu de l’aura du dieu de la beauté pourrait-elle rejaillir nos têtes hirsutes mal rasées, n’ayant pas vu le moindre pommeau de douche depuis plusieurs jours…? Nous tentons pour un instant de s’imprégner de l’histoire grandiose de l’Antiquité, se remémorant nos vieux cours sur ces sujets passionnants. Puis nous enfourchons nos chars, et repartons vers le sud. Les paysages sont sublimes, les montagnes caressent le ciel au loin et tout autour de nous une alternance de plantations d’agrumes et d’oliviers dont on ne se lasse pas d’admirer les troncs noueux. Un dernier col, une longue descente avec un vent de dos divin et nous voilà dans la superbe bourgade de Nauplie, au bord de l’eau. Ce soir c’est baignade au coucher du soleil et nuit à la belle étoile bercé par un doux ressac. La température de la mer est délicieuse, nous avons la sensation d’avoir inversé l’ordre des saisons et de se retrouver au début de notre voyage en Croatie. Quel bonheur après ces 460 kilomètres effectués en quatre journées complètes ! La sensation d’itinérance est totale. Et surtout, après tant d’heures passées sur la selle, nous allons renouer avec le rocher dans un cadre paradisiaque. Vivre de tels moments est une chance inouïe.
Nous passons deux superbes nuits à la belle étoile, dans une petite crique, coincée entre la mer et la falaise. La grimpe est géniale sur un rocher parsemé de trous que nous empoignons avec bonheur. Seul problème, l’orientation sud de la face et cette chaleur inhabituelle pour un mois de novembre en Grèce ne permettent d’en profiter qu’aux premières heures du jour. Alors les après-midi, nous allons flâner dans les jolies rues touristiques de Nauplie. En effectuant un mauvais mouvement d’escalade, Clem se retrouve avec une méchante contracture au cou, le jour même où nous avions décidé de lever le camp. La douleur ne passe pas, mais nous décidons quand même de se lancer dans cette étape de 85 kilomètres reliant Nauplie et ce relativement récent site d’escalade qui semble faire l’unanimité parmi les grimpeurs : Leonidio. Nous avons tellement hâte d’y être, cela fait plusieurs semaines que nous rêvons de ses colonnettes interminables sur ce rocher rouge vif. Retardés par une crevaison de Livingston, cette étape est plus longue et plus dure que prévu, surtout pour Clem qui doit prendre des positions peu propices au pédalage afin de soulager sa nuque douloureuse. Il serre les dents et fait preuve d’une belle abnégation, soutenu après chaque virage par des panoramas somptueux. Les montagnes sauvages et la mer brillante nous accompagnent et nous poussent jusqu’à cette Mecque de la grimpe grecque que nous atteignons au crépuscule.
Le bivouac parfait de Nauplie dans lequel nous passons deux nuits. Les falaises sont juste derrière et la ville à quelques minutes de vélo.
[Km 2536] Leonidio, gemme convoitée du Péloponnèse
Leonidio est un secteur d’escalade énorme, des falaises dans tous les sens, plus de 1600 voies en couenne et plusieurs dizaines d’itinéraires de plusieurs longueurs. Le rocher est très souvent d’un rouge pur qui prend des nuances sanguines hallucinantes. Chaque jour des équipeurs venus de toute l’Europe se donnent à cœur joie pour percer ce rocher et créer de nouveaux itinéraires pour le plaisir des grimpeurs du monde entier. Le topo de 2017, gracieusement prêté par nos amis Lyonnais des Météores n’est déjà plus à jour ! Le développement de l’escalade est en partie financé par la mairie qui mise sur ce nouveau type de tourisme afin d’attirer des visiteurs en dehors des périodes estivales : les falaises étant souvent orientées sud, il est idéal d’y grimper pendant l’hiver et les intersaisons. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que ça fonctionne. En ce mois de novembre, les rues, les supermarchés et les terrasses des petits troquets grecs sont fréquentés par de nombreuses personnes portant des doudounes Patagonia, Simond ou North Face, des chaussures Scarpa ou La Sportiva aux pieds… Bref, on ne croise que des grimpeurs venant des quatre coins du globe.
Une coopérative d’une dizaine de membres a été créée par les locaux afin d’organiser ce formidable essor de la varappe : Panjika. Ils possèdent un bar dans lequel ils proposent des produits locaux, un shop d’escalade avec quelques articles dont les bénéfices sont utilisés pour continuer l’équipement des falaises alentours. Lors de nos journées de pause, nous passons des heures entières dans leur café, à siroter des jus de fruits, boire du thé et jouer aux échecs. Chaque soir, au-dessus de la ville, cette formidable barre de calcaire rouge rugit tel un dragon de légende sous les rayons du coucher de soleil.
Nous passons nos deux premières nuits dans un camping qui, en plus d’être assez cher, est à l’écart de Leonidio et des secteurs d’escalade. Nous ne nous-y attardons donc pas et nous optons les nuits suivantes pour une itinérance locale, rôdeurs-cyclo-grimpeurs autour de la ville posant nos sacoches dans les champs d’oliviers à proximité des marches d’approche, rarement longues, qui amènent aux falaises. Nous changeons régulièrement d’endroit et dormons aussi sur des terrains vagues en milieu urbain ainsi que dans un local abandonné le long de la plage de Plaka lors des nuits pluvieuses. Pour l’hygiène, nous misons sur les baignades dans la mer Egée qui garde encore une température tout à fait raisonnable et les douches de plages à l’eau plus fraîche et vivifiante. Dans les rues de Leonidio, les scooters sont garés la clé sur le contact, tout le monde semble se connaître, il y règne une atmosphère paisible qui pousse à la confiance et nous nous inquiétons très peu de vols éventuels.
Dès le premier soir, nous rencontrons Romain et Chloé, deux jeunes français originaires de Gap qui voyagent en van depuis deux mois autour de l’Europe. Lui est un futur guide de haute-montagne et elle, une spécialiste des pâturages de montagnes. Immédiatement une belle alchimie se créé entre nos deux cordées et nous passons de nombreuses journées ensemble. Souvent, nous laissons nos vélos dans le centre de Leonidio, chargeons les sacoches dans leur van et partons grimper sur les falaises alentours. C’est la première fois depuis le départ de Venise que nous montons dans un engin motorisé… Mais cela est bien pratique pour ces sessions à la journée qui sont parfois à plusieurs dizaines de kilomètres, en altitude. Une belle émulation se créé au pied des voies, le gros niveau de Romain nous pousse à repousser nos limites dans des voies très difficiles pour nous. Et c’est un réel plaisir de voir Chloé danser sur le mur tant elle est précise et fluide dans ses mouvements.
Ce qui fait l’intérêt de Leonidio, c’est la variété des styles de rocher : de longues couennes de 40 mètres sur des trous, des voies typées bloc courtes et intenses, et bien sûr ces devers très inclinés boursouflés d’interminables colonnettes qui remontent jusqu’au relais. Sur certaines longueurs, il y a tant de reliefs qu’il est difficile de lire la voie et d’y trouver les meilleurs prises. Il faut apprendre à placer ses pieds, à bloquer des genoux et serrer en douceur ces fragiles structures de calcaire. Tout ceci est d’une telle qualité que Leonidio est vraisemblablement victime de son succès : des secteurs d’escalade comme Mars, Twin caves ou Elona sont si beaux que certains jours il y a plus de grimpeurs au pied du mur que de voies disponibles. Malgré l’ambiance bon enfant entre pratiquants, il y a tant de discussions proches que l’on ne s’entend plus entre grimpeur et assureur et c’est relativement frustrant d’attendre derrière deux personnes pour faire une voie. Alors nous n’hésitons pas à s’éloigner vers des secteurs plus reculés comme La maison des chèvres qui a été ouvert par la grimpeuse réunionnaise Caroline Ciavaldini, et son copain, James Pearson, une légende anglaise de l’escalade. Là-bas, nous grimpons deux jours de suite, repoussant chacun nos niveaux maximum. Grâce aux nombreuses dégaines de Romain et Chloé nous pouvons laisser du matériel sur la falaise et travailler à tour de rôle les mouvements d’une voie pour essayer de l’enchaîner d’une traite. Nous assistons aussi à la démonstration d’un local dans un 8c+ qu’il sera très près de passer. Un autre grimpeur atypique débarque également et se greffe à nos cordées pour une journée, s’engageant dans du gros niveau pieds nus, sans magnésie et sans hésitation.
Il y a tant à découvrir autour de Leonidio et les jours filent à une telle vitesse que nous allons probablement y rester encore deux semaines. Ainsi l’aventure est toujours là, dans ce coin reculé du Péloponnèse, mais elle réside désormais en partie dans les rencontres, et les découvertes quotidiennes qui participent à cette routine qui, loin d’être déplaisante, nous donne néanmoins la sensation d’être arrivé à la destination finale de ce voyage. Alors nous réfléchissons au long retour en métropole qui débutera début décembre, et aux projets futurs qui se définissent et se précisent peu à peu.
La ville de Leonidio dominée par de grandes falaises ocre et rouges. Terrain de jeux formidable pour les grimpeurs. Ici Max dans la grande voie Helones. La voie des tortues ouverte par Philippe Mussatto.
[Km 2641] La sédentarisation, transition vers une fin
La magie opérée par les falaises lunaires de Leonidio créé un curieux souffle sur nos cœurs qui éteint la flamme du voyage et participe à notre enracinement dans la région. Associée à une lassitude globale et des conditions climatiques très humides sur l’ensemble de la Grèce nous décidons d’y rester jusqu’à la fin.
Nous continuons à explorer les falaises alentours mais la plupart du temps, sans prendre nos vélos. Ils demeurent attachés au village et nous nous déplaçons grâce à la générosité sincère de nos amis gapençais Romain et Chloé. Cela nous permet de découvrir de nombreux secteurs qui auraient été pénibles d’accès à vélo comme Twin caves ou Kyparissi. Cependant, ce n’est guère pratique de charger et décharger incessamment nos huit sacoches, notre sac à corde et nos sacs à dos personnels. Nous perdons aussi l’autonomie de déplacement que nous procuraient Joshua et Livingston ainsi que la saveur d’un spot atteint par des moyens non motorisés. Lors des mois précédents plus longue et difficile était l’approche, plus puissant était l’exhausteur de goût, nous faisant apprécier toutes les voies, même les plus tortueuses. Néanmoins notre duo devenu quatuor fonctionne à merveille et nous partageons ensemble de bons moments, simples et détendus au pied des voies, puis autour d’un dîner ou d’un jeu de cartes. Une monotonie s’installe entre les journées de grimpe et celles de repos, dans laquelle la pluie et l’humidité viennent s’immiscer, bousculant parfois les plans du jour ou du lendemain. L’effervescence des deux premiers mois de voyage semble bien lointaine, mais aurions-nous été capables de tenir le rythme plus longtemps ?
Lors d’une soirée au Panjika, un homme entre dans le bar et s’installe, seul, derrière une table.
« Regardez le gars derrière vous, nous souffle Romain, il s’agit de Michel Piola. »
Ce grand monsieur est une référence absolue dans l’équipement des voies d’escalade. Depuis 40 ans, il ouvre de nouveaux itinéraires à Chamonix, son lieu de résidence, et sur les falaises du monde entier, dont la plupart sont devenus des classiques qui promettent à chaque fois une formidable expérience aux grimpeurs qui les répètent. Au début intimidés et ne souhaitant pas le déranger nous n’osons l’aborder, mais finalement, nous lui demandons quels sont ses projets dans la région. Et c’est ainsi que nous nous retrouvons deux jours plus tard, encordés à la légende Piola, sur la vire de la grotte de Panagia pour le seconder dans l’équipement d’une voie. Son approche est exemplaire : lorsqu’il repère une ligne intéressante, il s’y attaque du bas, chaussons aux pieds, armé d’un marteau et d’un perforateur. Il décrypte avec attention le rocher, purgeant les écailles branlantes et les colonnettes fragiles, étudiant les meilleurs emplacements pour les points d’assurage. Les broches posées avec un scellement sont constituées d’un inox qui résiste aux conditions maritimes. Ce qui n’est pas le cas des autres voies du secteur, dont les plaquettes classiques commencent déjà à rouiller après quelques années seulement. Et lorsqu’il redescend sur la vire après plusieurs heures suspendu dans le baudrier, c’est avec le visage et les cheveux maculés de poussière blanche, le sourire aux lèvres et les yeux d’un bleu éclatant.
Cette rencontre nous fait forte impression et nous donne envie nous aussi, d’équiper une voie un jour et de l’offrir à la communauté des grimpeurs. Et le surlendemain, lorsque la colle a bien séché, nous retournons impatiemment sur cette voie toute neuve, et sommes les premiers grimpeurs à l’enchaîner. Première First Ascent du voyage pour la team Bat’karé !
Dans la série des équipeurs connus et reconnus dans le milieu de l’escalade, Philippe Mussato tient également une place d’honneur, célèbre pour l’originalité et l’engagement de ses lignes équipées depuis le bas. Lui aussi est venu à Leonidio pour y laisser son itinéraire : Helones, la voie des tortues. Située sur la grande face de Kokkinovrachos, la falaise rougeoyante qui surplombe la ville, sa voie remonte un pilier gris qui nous amène dans une grande grotte à flanc de falaise pour nous faire repartir dans des toits monstrueux et du crépis rouge piquant. Le tout fait 200 mètres de long dans une difficulté soutenue autour du 6c+/7a. C’est un vrai bonheur de retrouver la grande voie, les dernières datant du mois précédent dans les Météores ! Et quelle délectation aussi de rechercher son cheminement sans suivre des prises toutes blanchies de magnésie, comme c’est le cas sur les secteurs très fréquentés de la vallée. Mentalement, c’est assez dur à gérer car les points sont relativement espacés, et le rocher neuf à tendance à se casser. Nous ne souhaitons surtout pas faire tomber des rochers car des dizaines de personnes sont 100 mètres en contrebas, en train de profiter des couennes de cette même face. La sortie de la grotte, ultra-aérienne et démesurément déversante sur une dizaine de mètres avec plus de 100 mètres de gaz sous les fesses, nous laisse un souvenir impérissable. La voie des tortues de Mussato porte ce nom car le malicieux ouvreur a trouvé dans la grotte et disposé sur une cordelette des carapaces de tortues, apportées ici par des oiseaux de proies. Œuvre d’art macabre qui fait néanmoins son effet lors de l’arrivée dans la grotte !
Le soir même suivant cette aventure, nos amis français rencontrés à la Réunion, Anthony et Océane, débarquent à Leonidio après avoir suivi plus ou moins un trajet similaire au nôtre dans leur van. Et ils n’arrivent pas les mains vides car ils ont tout le matériel nécessaire pour tendre des highlines ! Nous retournons ainsi au secteur de La Maison des Chèvres et ouvrons une belle ligne de 60 mètres au-dessus des voies d’escalade, sur deux arbres plus solides que dix broches en inox qui permettent à tout le monde d’en profiter sereinement deux jours durant. Pour faire honneur à la Réunion et pour garder l’esprit du lieu nous la nommons Ravine des Cabris. Sans trop savoir comment, le mot a tourné dans la petite ville : les deux cyclos et leurs potes ont ouvert une ligne. Et le deuxième jour, nous voyons arriver un couple de slackliners franco-israélien Gat et Ronan qui viennent uniquement pour l’essayer. Ils sont tous les deux extrêmement doués et enchaînent des figures impressionnantes se jouant des 50 mètres de vides sous leurs pieds. Seul bémol à cet épisode : pendant la nuit, la corde d’Océane servant de back-up général est sectionnée au couteau, en plein milieu… Nous suspectons d’abord les chèvres car il ne manque pas le moindre mètre mais la coupure est beaucoup trop nette pour que ce soit le fait d’un animal. Nous sommes tous très surpris de cet acte de vandalisme tant les habitants de la vallée font preuve d’une amabilité et d’une générosité formidable depuis notre arrivée. Habituellement, même les bergers nous saluent avec de grands gestes. Mais il faut bien en déduire que la présence envahissante des grimpeurs ne fait pas l’unanimité. Les jours suivants, nous projetons d’autres highlines avec Gat et Ronan qui seront finalement avortées par le vent et la pluie.
Et finalement le voyage en roue et en cordée arrive à son terme, Clem décide de partir plus tôt avec Romain et Chloé en van pour prendre un ferry à Patras et se faire déposer non loin de Marseille. Quant à Max, il quitte Leonidio avec Anthony et Océane explorer pendant une petite semaine la région de Patras, et notamment les secteurs de grimpe de Varasova et Kalogria.
Clem en équilibre sur la dernière highline de notre voyage nommée Ravine des cabris. Nous ouvrons cette ligne grâce au matériel d’Anthony et Océane. Juste en-dessous de forts grimpeurs envoient des essais dans Capricone, la ligne mythique de cette falaise cotée à 8c+.
Il y a plusieurs façons d’appréhender les derniers jours d’une aventure : tenter d’en tirer le maximum jusqu’au bout quitte à affronter la fatigue, risquer la blessure et se retrouver dans des galères de dernières minutes, ou alors se détacher du moment présent, se laisser doucement happer par les projets futurs et éteindre peu à peu la flamme du voyage comme on réduit celle d’un réchaud.
Dans un cas comme dans l’autre, en ce qui concerne le projet Bat’karé en roue et en cordée, la fin du voyage n’existe pas. Nous avons plutôt le sentiment d’une transition car le retour s’effectue au moment opportun, l’esprit serein et bondé de nouvelles envies. S’il est encore trop tôt pour faire un bilan de l’aventure, nous avons précisé en nous-mêmes nos aspirations pour la suite. Et au-delà des souvenirs grandioses de ces mois de grimpe et de vélo, de l’expérience accumulée dans les disciplines pratiquées, nous en avons appris énormément sur ce qui nous affecte négativement et sur ce qui nous rend heureux. Ainsi, le corps et l’esprit fortifié, nous nous sentons capable de nager quelques brassées supplémentaires dans le fleuve de l’existence pour se positionner plus loin des tumultes, plus proche du bonheur. N’est-ce pas là, le sentiment ultime d’une expérience réussie ?
Liste des grandes voies réalisées pendant le voyage par ordre chronologique :
Osp | Goldfinger, 6c, 85m |
italijanska smer, 6b, 80m | |
Netopir, 6c, 110m | |
Paklenica | Klin, 6c+, 350m |
Bears on toasts, 6c+, 120m | |
Senza Pietta, 6b+, 200m | |
BWSC, 6c+, 220m | |
Jenjavi, 7a+, 350m | |
Biokovo | Dalmatinski San, 6b, 600m |
Born to live, 7b, 400m | |
Météores | Duett, 7a, 150m |
Heureka, 7b, 150m | |
Kiesel am Himmel, 7a+, 180m | |
Action directe, 6c, 240m | |
Orchidea, 7b+, 140m | |
Leonidio | Helones : la voie des tortues, 7a, 205m |
Liste des falaises visitées :
Italie | Grota Caterina |
Slovénie | Osp |
Croatie | Buzet |
Vela Draga | |
Paklenica | |
Omis | |
Markezina Greda | |
Marjan | |
Biokovo | |
Grèce | Météores |
Mouzaki | |
Nauplie | |
Leonidio | |
Kyparissi |